La virtuosité de la fugue

Eudes Labrusse met en scène avec Jérôme Imard un de ses textes, d’une belle écriture imprévisible, autour d’un homme éternellement en fuite.

Gilles Costaz  • 1 avril 2010 abonné·es

«C e n’est que cinq années plus tard que vous devrez bien ­admettre qu’en réalité vous n’avez jamais réussi à tailler dans le bois dur de l’enfance » Ainsi écrit Eudes Labrusse, jeune auteur-metteur en scène qui, de pièce en pièce, suit un chemin insolite, non loin de cette force irréductible de l’enfance, mais au carrefour des civilisations et dans une perception très personnelle du temps. Sa nouvelle pièce, Elias Leister a disparu , qu’il met en scène en duo avec Jérôme Imard, est assez difficile à raconter, du fait même de ces différentes pistes explorées simultanément avec un furieux appétit. Mais l’œuvre, une fois sur scène, emporte le spectateur dans son envol, sans lui laisser de répit pour se poser des questions de logique et de vérité.

Le personnage dont il est question dans le titre, Elias Leister, disparaît en effet. Mais trois fois, comme s’il y avait trois pièces en une. D’abord, il a 10 ans et déserte sa famille en plein hiver. C’est un premier univers : le nôtre, celui de nos villes et de nos écoles, celui des camarades qui s’interrogent sur le départ incompréhensible d’Elias. Ensuite, on saute dix années plus tard : Elias est devenu soldat. Il est assis dans un camion militaire et roule sous un soleil de plomb. Mais il va de nouveau déserter. C’est un deuxième univers : celui des pays en guerre, quelque part dans l’hémisphère Sud. Et c’est toute la dureté de la planète où nous vivons. Enfin, Elias est repéré ailleurs, quelques années plus tard. Il marche dans une forêt, avec un oiseau sur l’épaule. C’est un troisième univers, et une troisième dimension. On a basculé dans le roman, dans le mythe, pour atteindre à une réalité sublimée.

Tout est écrit à la deuxième personne du pluriel : « Vous restez un moment à rêvasser sur le trottoir avec toutes ces sensations de masses liquides dans la cervelle… » À qui s’adresse ce « vous » ? Au spectateur-lecteur comme le « tu » dans la Modification de Michel Butor ? Oui, ce « vous » nous appelle, nous implique, mais il ne se limite pas à cela. Il concerne les personnages présents et mille personnages absents. Il est peut-être mystérieux, mais il vous enveloppe peu à peu comme ce spectacle étrange où la mise en scène d’Imard et Labrusse rompt aussi avec le déroulement traditionnel du théâtre.

Tandis qu’un grand musicien, Christian Roux, participe à la constitution de l’atmosphère, les acteurs restent le plus souvent au fond de la scène, jouant plusieurs rôles. Serpentine Teyssier, Jérôme Imard, Eva Castro, Denis Jousselin et Philipp Weissert sont à la fois récitants et interprètes, à l’écart du jeu et au cœur de l’action, selon les moments. Même si l’on peut être décontenancé par ce triple récit, l’impression dominante est que l’on n’a pas souvent assisté à ce genre de cérémonie. Il y a là des gens qui, en s’amusant un peu (car rien n’est plombé ou solennel), appuient sur les frontières du théâtre pour les faire trembler et se plaisent à casser les habitudes tout en gardant le charme et l’émotion. Les mots d’Eudes Labrussse, en effet, vibrent d’émotions palpables et partageables à l’intérieur de ce voyage imprévisible.

Culture
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