Une utopie à abattre

La directrice du Théâtre de l’Est parisien, Catherine Anne, tente
de sauver sa salle, condamnée par l’État.

Gilles Costaz  • 22 avril 2010 abonné·es
Une utopie à abattre
© PHOTO : TED PACZULA Les pièces de Catherine Anne sont majoritairement publiées chez Actes Sud Papiers. À consulter :

Le ministre de la Culture, Frédéric Mitterrand, travaille à une nouvelle affectation de l’immeuble du Théâtre de l’Est parisien, qu’on a longtemps surnommé le TEP. Cette salle changerait de mission et l’historique appellation du théâtre créé en 1963 par Guy Rétoré disparaîtrait. La Direction générale de la création artistique (DGCA) a surtout décidé de ­mettre fin à l’activité de l’auteur-­metteur en scène Catherine Anne, directrice du lieu depuis 2002, en ne renouvelant pas son mandat, qui arrive à échéance le 31 décembre.

L’administration avait sans doute sous-estimé la capacité de réaction de la profession – qui a violemment protesté, de Michel Vinaver à toutes les instances du milieu théâtral – et de l’intéressée elle-même. Réputée timide et discrète, Catherine Anne fait face aux décisions hostiles du pouvoir avec une détermination imprévue. Nous lui donnons la parole, en nous étonnant que l’État, qui a le plus souvent conservé les sigles et les lieux des grandes aventures artistiques, style TNP ou Ircam, cherche à rayer des tablettes cet héroïque TEP illustré par Rétoré d’abord et Catherine Anne ensuite, sans verser même une larme de crocodile.
Le président des Écrivains associés du théâtre (EAT), Jean-Paul Alègre, rappelle dans une lettre au ministre que la nomination de Catherine Anne « représentait la première étape d’un changement des tutelles vis-à-vis des auteurs, en replaçant l’écrivain au cœur du théâtre et de la cité ». Mais, puisqu’on a nommé Jean-Marie Besset au Centre dramatique national de Montpellier, une nouvelle qui a surpris, on peut maintenant sacrifier Catherine Anne !

P olitis : Après le Théâtre de l’Est parisien de Guy Rétoré, très social et engagé, quelles ont été votre politique et la nouvelle nature de ce lieu ?

Catherine Anne : L’axe essentiel, c’est la présence d’écrivains vivants. C’est un écrivain qui dirige, mais il partage. Presque à chaque saison, un auteur invité a été salarié pendant neuf mois, a eu droit à la création de deux de ses pièces et a imaginé des choses nouvelles en direction du public. C’est ici que Fabrice Melquiot a réalisé sa première œuvre dans le domaine de la jeunesse et que Michel Vinaver a fait ses premiers pas (tardifs) de metteur en scène.
L’autre idée était de présenter à parts égales des spectacles pour les jeunes spectateurs et des spectacles pour les adultes, avec un lien entre ces deux domaines. En allant vers les enfants, l’objectif est d’atteindre l’utopie du théâtre populaire. À travers le ­théâtre, qu’ils découvrent par nos contacts avec l’école, les enfants ont accès à quelque chose dont ils n’ont pas nécessairement connaissance dans leur milieu. Comme tous nos spectacles pour enfants sont aussi joués en soirée, ils peuvent revenir en compagnie de leurs parents, avec des tarifs privilégiés. C’est ce que nous voulions, et c’est ce qui s’est passé. Cela a commencé avec ma pièce Ah là là ! quelle histoire et s’est poursuivi avec bien d’autres textes.

Cette politique a-t-elle été bien comprise ?

Notre programmation spécifique pour les adultes est restée mal identifiée. Cela s’explique par un contexte parisien surchargé d’offres et par le peu de moyens que nous avons pu consacrer à l’information. Mais on a compris que nous étions le seul théâtre à revendiquer cet équilibre égal entre les spectacles jeune public et les autres.

Quel bilan présentez-vous à ceux qui vous demandent de partir ?

Tout n’a pu être réussi, mais on peut dire que les enjeux de départ ont été tenus. On a pris des risques, les auteurs ont été repérés, les abonnés sont passés de 400 à 4 000, nous avons accueilli 20 000 jeunes par saison, sur un total de 35 000 personnes. Et tout cela après une passation explosive entre Guy Rétoré et moi-même. Je suis légitimement contente. Mais j’y ai laissé des plumes. Je n’ai fait aucun spectacle à l’extérieur. Du point de vue du rapport au pouvoir et à l’image médiatique, je n’ai pas eu raison.
L’État nous a beaucoup soutenus tout au long de ces années, y compris pendant les périodes difficiles. Aujourd’hui, il attaque un lieu où l’on pense et où l’on travaille. Il attaque la pensée, à travers un endroit où se prolonge le questionnement sur le monde d’aujourd’hui. Veut-il encore soutenir un théâtre populaire et utopique ? Je me pose la question.
Ce qui nous a manqué, c’est un soutien plus fort des médias, dont on a fort besoin quand on dirige un lieu intermédiaire. Et le soutien de la Ville de Paris. Nous avons eu une aide de la Région, mais la Ville a constamment refusé d’entrer en contact avec nous, de façon incompréhensible. J’ai essayé d’avoir une convention tripartie État-Ville-Région. Impossible. Ainsi, une capitale européenne peut se passer d’un théâtre qui travaille en direction de la jeunesse !

Que vous disent le ministre de la Culture et le directeur chargé du théâtre ?

Il nous est demandé de partir le 31 décembre, sans effectuer le troisième mandat de quatre ans que je souhaitais obtenir, en me couvrant de félicitations ou de volées de bois vert selon les moments. Nous sommes arrivés à cette demande de départ après des mois de rencontres et de jeux de rôles. Que je reste ou ne reste pas n’a pas d’importance ; en revanche, ce que vont devenir le théâtre, le public, l’équipe, les jeunes, le secteur pour l’enfance et la jeunesse, le travail fait avec des équipes d’autres pays d’Europe est important ! On me dit : « Cela ne vous regarde pas. » Mais si ! Le directeur de la DGCA, Georges-Albert Hirsch, m’a quand même dit qu’il y avait trois options de remplacement : une annexion par le théâtre de la Colline, une fusion avec le Tarmac de la Villette et un grand lieu pour la jeunesse. Actuellement, la deuxième option prédomine.

Pourquoi s’opposer à la reprise par le Tarmac, qui œuvre pour la francophonie ?

Je n’ai évidemment rien contre la francophonie. Un grand théâtre pour la francophonie est nécessaire. Mais le nôtre aussi. S’il s’arrête, tout le travail avec les écoles et les enseignants s’interrompt. Et, par un tour de passe-passe, on aura fermé un théâtre.
Comme rien n’est tranché pour le moment, rien ne peut être décidé pour la saison qui vient. C’est insultant pour le public et pour nous. Mais il faut que ce soit clair : une salle va fermer à Paris, tandis qu’il y a de l’érosion partout dans le secteur subventionné.

Que ferez-vous si vous partez ?

J’aurai un choix d’artiste et de femme à effectuer au moment de partir. Mais j’espère que tout n’est pas perdu, qu’on préservera quelque chose. Abandonner le travail avec les équipes européennes, c’est un crève-cœur. Supprimer un théâtre pour faire mieux exister un autre appareil, cela pose un problème de fond. Je n’ai pas l’intention d’être docile.

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