« Les Européens se sont fait des illusions sur Obama »

Selon l’essayiste britannique Tariq Ali, la continuité entre l’actuelle administration américaine et celle de George W. Bush l’emporte sur leurs différences.

Olivier Doubre  • 11 novembre 2010 abonné·es

Politis : Dans un livre [^2] qui vient d’être traduit en français, vous écrivez que Barack Obama s’est situé, durant la campagne présidentielle, comme un « candidat post-droits civils », c’est-à-dire sans mettre en avant une revendication raciale. Mais n’est-ce pas ce positionnement modéré qui lui a permis d’être élu ?

Tariq Ali : Bien entendu, mais alors il ne fallait pas prétendre qu’il était différent de tous les autres candidats. Il y a un mois, à Washington et à New York, j’ai discuté avec divers militants afro-américains : la tristesse et la colère à son sujet se lisaient d’emblée sur leur visage. Il est clair qu’ils ne voteront pas une nouvelle fois en sa faveur. Malheureusement, plus un homme politique se rapproche du pouvoir, plus on remarque, sans surprise, que ce qui faisait le cœur de ses engagements peut se transformer en un magma informe et mou. Mais, en temps de crise, la sanction arrive vite.

Les gauches européennes n’ont-elles pas trop espéré dans la capacité de changement d’Obama ? Ou bien, comme vous le dites dans votre livre, Obama n’a-t-il jamais été qu’un orateur très habile ?

Les centre-gauche européens se sont faits trop d’illusions sur Obama. Ils ont cru aussi qu’ils pourraient l’imiter. Cet idiot de Veltroni, en Italie, s’est même mis à reprendre des phrases creuses en anglais telles que « Yes, we can »… Les élites européennes ont alors pensé : si nous devons en permanence nous incliner devant l’hégémonie des États-Unis sur le monde, accepter de bonne grâce leurs dernières annexions et contribuer à leur domination idéologique et militaire, mieux vaut que ce soit avec ce saint-empereur américain plutôt qu’avec son épouvantable prédécesseur. Bush, qui avait la terrible habitude de traîner gratuitement les Européens dans la boue, s’était mis à dos la plupart des citoyens et des chancelleries d’Europe. Tony Blair était le seul à s’y complaire. D’où les signes de soulagement qui ont salué en Europe et ailleurs le triomphe d’Obama. Celui-ci était visiblement heureux lorsqu’il a salué en retour les Européens, savourant cette adulation universelle : de la chaleureuse réception qui, à Rome, réunissait l’actuel Premier ministre, le pape et des membres de l’opposition italienne, à ce délire proche de l’extase qui l’a accueilli à Berlin, ces foules de Paris l’acclamant, Carla Bruni en tête, et cette joyeuse servilité qu’il a pu observer à Londres. Mais cette flagornerie n’avait plus beaucoup de sens de retour aux États-Unis. Deux ans après, l’Obamania est également sur le déclin en Europe.

Quelle analyse faites-vous du résultat de ces élections du Congrès à mi-mandat ? Et comment voyez-vous ces deux premières années de présidence Obama ?

En temps de crise, le sortant est toujours en difficulté. Et plus la crise est importante, plus grande est la punition infligée à ceux qui sont au pouvoir, à moins qu’ils ne fassent quelque chose qui provoque un réel changement. Obama n’a pas réalisé ce changement. Au contraire, aussi bien aux États-Unis qu’à l’étranger, la continuité entre l’administration Obama et celle de Bush-Cheney l’emporte sur leurs différences.
En outre, dès que des intérêts particuliers résistent un peu, Obama leur cède. En économie, malgré les conseils de Robert Reich et de Joseph Stiglitz, le Président a quand même défendu les principes de la plus stricte orthodoxie financière, qui a conduit au krach de Wall Street. Et cela à un moment où les inégalités aux États-Unis étaient beaucoup plus importantes qu’il y a quarante ans.

La réforme du système de santé a également été l’exemple d’une complète capitulation devant les grandes compagnies d’assurances, l’industrie pharmaceutique, les cliniques privées, les spécialistes de renom, qui, tous, vont finalement en bénéficier très largement. Même le très loya l Los Angeles Times a été obligé de s’en plaindre : « Lorsqu’il était candidat à la présidence, Obama a éreinté les grands groupes pharmaceutiques et leur grande influence à Washington. Il avait même fait diffuser un clip à la télévision qui visait le chef de ces lobbies au Congrès, Billy Tauzin. Depuis, Tauzin s’est métamorphosé en “partenaire” du Président : il a été invité à la Maison Blanche une demi-douzaine de fois au cours de ces derniers mois. »

En somme, Obama s’incline devant la moindre résistance de certains intérêts privés. Cette réforme de la santé a été en fait élaborée par Liz Fowler, ancienne responsable d’un groupe privé d’assurance-santé et salariée par le sénateur Max Baucus, qui préside au Sénat la Commission des Finances et qui est, selon John R. MacArthur, le directeur du Harper’s Magazine , « l’heureux bénéficiaire de millions de dollars de contributions de la part des assurances et des compagnies privées du secteur de la santé » … Cela résume bien comment le président Obama a plié devant les puissances de l’argent dans ce domaine.

[^2]: Obama s’en va-t-en guerre, Tariq Ali, traduit de l’anglais par Étienne Dobenesque, La Fabrique, 184 p., 15 euros.

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Une société debout
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