C’est arrivé en Sarkozie

Denis Sieffert  • 16 décembre 2010 abonné·es

A-t-on vraiment mesuré la gravité de cette affaire de Bobigny ? Bien sûr, les faits nous sont connus. Mais tout se passe comme si le corps du délit avait été éclipsé par ses conséquences politiques. Prenons donc un instant pour y revenir. Le 9 septembre, à Aulnay-sous-Bois, un policier est percuté par une voiture à la suite d’une course-poursuite. Le chauffard est arrêté, tabassé, et placé en garde à vue. Le procès-verbal établit que l’homme a foncé avec sa voiture sur le policier. En droit, cela s’appelle « tentative d’homicide volontaire sur un fonctionnaire de police ». Un délit passible de la réclusion criminelle à perpétuité. Mais l’homme n’a jamais cessé de nier. Et, de témoignage en témoignage, la version policière s’est rapidement délitée. Jusqu’à ce que la vérité éclate. Les sept policiers s’étaient accordés sur un scénario inventé de toutes pièces. La voiture qui avait percuté et blessé l’un d’entre eux était en réalité un second véhicule de police. Le procès-verbal était un faux. Les sept fonctionnaires assermentés, dont la parole est sacralisée par la loi de la République, avaient menti. Je ne voudrais pas passer pour angélique au point de croire que les policiers ne mentent jamais. La chronique des commissariats regorge d’histoires de pauvres bougres qui ont fait une mauvaise chute sur un coin de bureau pendant leur garde à vue. Tabassages qui ont mal tourné et qu’il faut bien justifier ensuite. Vaille que vaille.

Mais il y a dans l’affaire qui nous occupe une dimension supplémentaire. La préméditation. Il ne s’agit même pas ici de camoufler une bavure. En somme, il s’est passé peu de chose, sinon qu’un policier maladroit en a blessé un autre avec sa voiture. Que risquait-il à avouer sa faute ? Un demi-blâme ? Une mise à pied de huit jours par sa hiérarchie ? Au lieu de cela, nos sept ripoux ont choisi tranquillement, si j’ose dire, de briser la vie d’un innocent. Et d’user pour y parvenir de l’autorité que leur confère la loi. On aurait presque envie de reprendre la fameuse épizeuxe gaullienne : la loi est bafouée, et par qui ? « Hélas, hélas » par des hommes dont c’était le devoir de la servir [^2]. Voilà donc le crime ! Il nous semble moralement gravissime. Pour l’avoir commis, pour avoir décidé sciemment de faire jeter un innocent en prison vingt ans au moins, l’un des policiers a écopé d’un an ferme ; les autres de six mois.

Ajoutons – ce qui n’est pas rassurant non plus – que le procès devant le tribunal de Bobigny a donné lieu à une manifestation de deux cents policiers en uniforme qui, oubliant leur obligation de réserve, ont fait hurler pendant plusieurs heures les sirènes de leurs voitures de fonction. Mais ce n’est pas tout. Car un autre crime – j’emploie ici le mot dans son sens propre ( « infraction grave aux prescriptions de la morale » , dit le Larousse) – a été commis dans cette affaire, et qui mérite que l’on y réfléchisse.

Que pouvait-on attendre d’un ministre de l’Intérieur, disons « normalement républicain » ? Évidemment, qu’il condamne le comportement des sept policiers d’Aulnay. Et demande à leur égard la plus extrême sévérité. Défendre la police nationale, c’était cela : souligner le caractère exceptionnel de la faute commise, et demander des sanctions exemplaires contre les « brebis galeuses » pour mieux souligner la probité des autres. Nous savons que ce n’est pas la voie choisie par Brice Hortefeux. Le ministre préféré de Nicolas Sarkozy s’est permis de critiquer le jugement du tribunal de Bobigny, qualifié par lui de  « disproportionné » . Il a choisi de couvrir les policiers quoi qu’ils fassent. Est-ce le nouveau dérapage d’un homme que l’on sait idéologiquement en lisière de l’extrême droite ? Même pas. Avant le procès, le gouvernement s’était déjà manifesté par l’intermédiaire du procureur de la République de Bobigny, qui avait refusé de nommer un juge d’instruction indépendant. Les policiers ont ainsi évité les Assises, et des peines beaucoup plus sévères. Le gouvernement s’est manifesté après, en ordonnant au parquet de faire appel du jugement. Enfin, le préfet Lambert, bruyamment intronisé en avril dernier par le président de la République lui-même, a lui aussi suivi les errements de son ministre. M. Hortefeux n’est pas seul. Nous sommes bien ici en pleine « Sarkozie ». On y aperçoit comme l’embryon de comportements séditieux. Et l’on n’ose imaginer ce que ferait M. Hortefeux dans une situation de crise politique aiguë, ni ce qu’il eût décidé de faire en d’autres périodes de notre histoire. La moindre conséquence de cette affaire est un début de pugilat au sein du gouvernement. Son illustre collègue, Michel Mercier (qui n’est pas angélique non plus), s’est senti obligé de défendre les magistrats.

On ne saurait l’en blâmer. Mais le côté « à chacun sa corporation » appartient à une tradition qui nous éloigne de la démocratie. Si l’on ajoute que, dans le même temps, le nouveau patron de l’UMP, Jean-François Copé, a suggéré, pour contrer la montée du Front national, de relancer le débat sur l’identité nationale – ce qui s’appelle soigner le mal par le mal, ou combattre l’islamophobie par l’islamophobie –, on se dit qu’il n’y a décidément pas lieu d’être rassuré. Dans cette tourmente, François Fillon a senti le danger. Lundi soir, il a clairement condamné « les faits injustifiables » des sept policiers, et désavoué son ministre de l’Intérieur. Par conviction ou par calcul, souhaite-t-il prendre ses distances avec la « Sarkozie » ?

[^2]: Référence au discours de De Gaulle du 22 avril 1961, au lendemain du putsch des généraux en Algérie.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

Temps de lecture : 5 minutes