David Goldblatt : L’Afrique du Sud noir sur blanc

La Fondation Henri-Cartier-Bresson, à Paris, propose une rétrospective de David Goldblatt. Une lecture de l’histoire sud-africaine par l’image.

Jean-Claude Renard  • 10 février 2011 abonné·es
David Goldblatt : L’Afrique du Sud noir sur blanc
© Photo: David Goldblatt Courtesy Marian Goodman Gallery, Paris

Un vendeur de maïs, sur West Street, en 1964. Sa silhouette se dessine à travers un imperméable transparent. Seules les mains se dégagent du vêtement, retournant sur un poêle de fortune, protégé par une fine tôle froissée, le maïs grillé. En bas de la chauffante, un pied nu qui dépasse. L’image joue avec la présence et l’absence, une technique de l’estompage, la pluie et la chaleur, dans les dédales de la fragilité et de la précarité. Un peu plus loin dans le temps, en 1952. Des Russes, membres d’un gang redouté d’ouvriers immigrants, dans une maison à Newclare South. Trognes patibulaires d’assassins besogneux. Ça ne rigole guère dans la cambuse. Plus tard, en juillet 1969, dans la banlieue nord, une autre composition : plongée verticale sur la chambre d’une bonne. Un lit fait au carré, un carton aplati au pied du lit, une chaise où s’empilent quelques journaux, une table modeste. De l’épure dans le dénuement. Changement de décor, en 1964, à Croesus : encastré par le cadre, dans une campagne désolée, un « café-de-move-on », stand ambulant vendant du thé, du café et des repas simples, principalement aux ouvriers. Loin du parc d’Alexandra Street, à Hillbrow, en 1972, où trois femmes noires veillent sur un bambin blanc.

Ce sont là quelques images de David Goldblatt que présente la Fondation Henri-Cartier-Bresson, à Paris, sur deux étages. Le premier est consacré à l’époque « T J », avec près de soixante images réalisées entre 1948 et 1990, qui livrent des bribes de vie prélevées dans ce presque demi-siècle, ponctué de lois bannissant les Noirs. Une longue période durant laquelle le photographe utilise différents formats, plutôt le noir et blanc que la couleur, et renouvelant régulièrement son approche d’un même pays, principalement Johannesburg et ses faubourgs.

L’acronyme « T J », pour Transvaal, Johannesburg, qui donne son titre à l’exposition, provient de l’ancien système d’immatriculation des véhicules sud-africains avant l’informatisation. Des lettres qui désignent la ville et la province dans lesquelles les véhicules sont enregistrés, « induisant un sentiment d’appartenance, selon le photographe, une manière intime de désigner Johannesburg » . Si l’époque de « T J » est révolue, les stigmates demeurent. Qui disent l’histoire de la ville. Johannesburg naît à la fin du XIXe siècle, dans la foulée de la découverte de mines d’or. Dans son essor, les Blancs à la tête des services publics et des compagnies minières mettent en place la ségrégation raciale plongeant la population noire au rang de main-d’œuvre. Tombe l’apartheid, en 1948. David Goldblatt a tout juste 18 ans. Les Noirs sont consignés dans certains quartiers, éloignés du centre-ville, de toute possibilité d’intégration.

Pour le photographe, « l’un des pires effets de l’apartheid, c’est qu’il a empêché d’appréhender le mode de vie de l’autre » . Une ville fragmentée, dépourvue d’homogénéité. La preuve par l’image : des enfants chahutant à la frontière de Page View et Mayfair (1952) ; deux employés du time-office à la mine d’or de City Deep, vérifiant le nombre d’heures de travail effectuées par un mineur, dont les guenilles contrastent avec les habits proprement repassés des patrons blancs (1966) ; l’assurance d’un capitaine, toujours à City Deep, costardé-cravaté (1966) ; une vendeuse noire derrière le comptoir de son épicerie, où se déclinent, façon Warhol, les boîtes de beans slices et de sardines (1972) ; un cimetière de voitures, terrain de jeu pour les gosses noirs de Chiawelo (1972) ; un marchand de charbon avec son fils, circulant dans Johannesburg, fixant l’objectif, résigné (1972) ; un arrêt de bus devant une boutique, avec son banc sur lequel est écrit « blancs uniquement » (1969). Au mitan des années 1990, la fin de l’apartheid a sonné le retour des populations noires dans le centre de Johannesburg. Aujourd’hui, ce sont les Blancs qui migrent vers les banlieues, réfugiés dans des casemates, dans la hantise d’une criminalité omniprésente.

Né en 1930, David Goldblatt a ainsi suivi un parcours photographique serrant la glotte de l’histoire sud-africaine. Étirée de 1948 à 2010, cette exposition en rend compte. D’origine lituanienne, sa famille débarque en Afrique du Sud à la toute fin du XIXe siècle, fuyant les persécutions antisémites. Quand il entame son apprentissage de l’objectif, il est aux premières loges de l’apartheid, attentif aux lieux, aux populations. Photographe de presse, il saisit de chaque côté, les Afrikaners et les Noirs. Goldblatt ne s’embarrasse pas de frontière. Il passe outre. Et s’inscrit d’emblée en observateur critique de l’évolution sociale et politique de son pays.

« Lorsque j’ai décidé de devenir photographe, confie-t-il, c’était pour moi une manière d’être politiquement actif. C’était un acte politique en soi. » Un acte étiré sur pellicule, accompli, cadré en petites touches. Et si chaque image croque le quotidien banal de Johannesburg, elle fait aussi récit.
Ce sens du récit qui anime le photographe, on le retrouve dans la seconde partie de cette exposition, rassemblant de récents travaux (entre 2008 et 2010) au procédé stupéfiant. Goldblatt s’est attaché à portraiturer des « ex-offenders », anciens détenus, les invitant à retourner sur les lieux de leurs crimes. Des lieux, des circonstances qui les ont conduits devant la justice. Soit une vingtaine de portraits, sobres et sans artifices, où chacun raconte sa petite histoire. Ainsi Cinto, « à l’endroit où il tira sur l’homme dont il avait détourné la voiture ». Tentative de meurtre, vol à main armée et possession d’arme sans permis. Dix ans derrière les barreaux. Il s’est lancé dans les études. Fabian, « là où il mena un vol à main armée. Après cinq ans de prison, il emploie d’anciens condamnés dans une fabrique d’objets en bois ». Ainsi Errol, dans un magasin de fringues, arrêté pour vol à l’étalage, ou Blitz, « là où il assassina l’homme avec lequel il avait joué de l’argent », ou encore Emmanuel, « dans la chambre où il est accusé d’avoir violé deux filles ».

Une galerie de portraits in situ, où beaucoup pataugent dans la vie, s’empêtrent dans les tringles de l’existence, pactisent tantôt avec le mal, tantôt avec le bien, en butte avec le droit chemin. « Je ne crois pas que beaucoup d’entre eux soient fondamentalement mauvais, considère Goldblatt. Ils en sont venus à faire ce qu’ils ont fait pour diverses raisons. » En parallèle, les paysages urbains soulignent la banalité du décor, les fractures entre les lieux et les communautés. Une histoire qui ne connaît pas encore son épilogue.


David Goldblatt, « TJ 1948-2010 », Fondation Henri-Cartier-Bresson, 2, impasse Lebouis, Paris XIVe, jusqu’au 17 avril. Du mardi au dimanche, 13 h-18 h 30, nocturne le mercredi jusqu’à 20 h 30. 6 euros (gratuit le mercredi entre 18 h 30 et 20 h 30). Catalogue, éd. Contrasto, 316 p., 270 ill., 39 euros.

Culture
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