Le gaz de schiste n’est pas enterré

Poussés par de fortes mobilisations locales, les députés devraient bannir, le 10 mai, les procédés d’extraction néfastes pour l’environnement. Mais les enjeux sont énormes, et les appétits intacts…

Patrick Piro  • 5 mai 2011 abonné·es
Le gaz de schiste n’est pas enterré

Rarement proposition de loi aura été promise à une adoption aussi consensuelle : mardi 10 mai, une large majorité de députés devrait se prononcer pour l’interdiction de l’extraction des gaz et huiles de schiste par la technique de fracturation des roches (hydrofracturation) en raison de son impact potentiel sur l’environnement – énormes prélèvements d’eau, pollution des nappes phréatiques par des adjuvants chimiques, emprise sur les terres, dégradation des paysages, norias de camions…
Cette loi, que le Sénat devrait approuver également, gèlerait de facto les permis délivrés l’an dernier à plusieurs compagnies pour l’exploration de gisements prometteurs dans le Sud-Est et le Bassin parisien [^2].

Une première victoire éclair contre les gaz de schiste : les écologistes n’en attendaient pas tant, alors que la première réunion publique d’opposants s’est tenue le 8 décembre dernier à Saint-Jean-du-Bruel (Aveyron), il y a cinq mois à peine, à l’initiative de militants du Larzac, dont José Bové (voir ci-contre). La pression monte rapidement dans les régions délimitées par les trois grands permis [^3], à mesure que la population prend conscience de l’ampleur des projets, de l’opacité qui les entoure et des dégâts potentiels. Appels, réunions et résolutions d’élus locaux se multiplient pour demander a minima un gel de la prospection et un débat politique. On « découvre » aussi qu’une importante prospection d’huile de schiste est en cours dans le Bassin parisien, à partir d’anciens puits [^4].

Devant la levée de boucliers, le gouvernement suspend la prospection jusqu’à l’été – pour le gaz seulement. Ce qui ne calme pas l’agitation : le 5 février, plusieurs centaines de manifestants se rassemblent sur le Larzac, puis des milliers sur plusieurs sites en France le 3 mars. L’Association des régions de France, le réseau des parcs naturels régionaux, des parlementaires de tous bords s’émeuvent : l’affaire des gaz de schiste vire au scandale écologique national. Et prend alors un tour très politique, à un an de la présidentielle. Le 13 avril, le Premier ministre, François Fillon, recule à nouveau, annonçant l’annulation des autorisations, huiles comprises. Il faut dire que, parmi les plus virulents opposants, se trouve Christian Jacob, député-maire de Provins et président du groupe UMP à l’Assemblée nationale. Il dépose même une proposition de loi pour interdire toute exploitation d’hydrocarbures non-conventionnels en France.

Des députés et sénateurs socialistes l’ont précédé. Au total, cinq textes seront déposés, dont un par… Jean-Louis Borloo – assez cocasse alors que ce sont les services de l’ancien ministre de l’Écologie, soudain repentant, qui ont accordé les permis d’exploration il y a un an !

Cette course à l’échalote fébrile fait sourire Maryse Arditi, en charge du dossier à la fédération France nature environnement (FNE) : « Les députés UMP se sont rués pour ajouter leur nom au texte de leur patron ! » On en a compté plus de 120 : dans les circonscriptions, le vent de colère pourrait bien ne pas retomber d’ici aux législatives de 2012…

Menant la guéguerre parlementaire jusqu’au bout, Christian Jacob a même obtenu la procédure « d’urgence » (une seule lecture dans les deux assemblées) pour l’examen de son texte, dès le 10 mai – soit deux jours avant celui des socialistes… Les groupes parlementaires ont finalement accepté la fusion des cinq textes en une seule proposition, qui a de très bonnes chances d’être votée, estime le député PS Jean-Paul Chanteguet, corapporteur avec l’UMP Michel Havard. Ce dernier confirme « que le gouvernement appuiera la démarche des élus ».

Le texte se bornera à définir ce qu’est une « exploitation non conventionnelle » d’hydrocarbures [^5], et interdira le recours à l’hydrofracturation. Conséquence : un coup d’arrêt à la recherche de gaz et d’huile de schiste, car il n’existe actuellement pas d’autre technique disponible. Cependant, tout indique que cette conclusion législative ne sera qu’une étape dans une bataille qui s’annonce longue et acharnée.

En effet, les enjeux sont considérables, et les tenants de l’extraction ne renonceront pas de sitôt. Schuepbach Energy a attaqué la dizaine d’arrêtés pris par des élus pour interdire l’exploration sur leur territoire. « Je suis frappé de constater que les industriels ne désarment pas, malgré l’hostilité générale, s’étonne Claude Pradal, maire de Villeuneuve-de-Berg (Ardèche). J’ai même le sentiment qu’ils ont engagé une contre-offensive, avec l’assentiment du gouvernement. »

De fait, si François Fillon a pris la mesure de l’inconséquence des autorisations accordées l’an dernier, il a clairement signifié qu’il ne voulait pas « que nous fermions la porte à toute possibilité d’exploiter demain ces gisements avec d’autres techniques ».

Un premier rapport provisoire, remis au gouvernement la semaine dernière, conforte cette position. Piloté par quatre ingénieurs, il traite des impacts environnementaux comme des nuisances à limiter, et considère avant tout « dommageable » pour le pays de renoncer a priori à ce qui s’annonce comme un pactole : selon une évaluation états-unienne datant de mars dernier (voir schéma), la France disposerait du deuxième potentiel de gaz de schiste en Europe, l’équivalent de « quatre-vingt-dix ans de notre consommation actuelle ». En conséquence, il serait souhaitable, jugent les rapporteurs, de lancer un programme de recherche.

Bref : reprendre à zéro une affaire bien mal emmanchée. « Ce rapport remet un peu de rationalité dans un contexte où l’émotionnel a pris le pas sur le factuel », analyse Bruno Courme, responsable chez Total des projets gaz de schiste en Europe, et qui tient à rappeler qu’explorer ne conduit pas automatiquement à une future exploitation. « Les ressources estimées sont théoriques. Au stade actuel, nous ne saurions même pas où forer un premier puits. »

Reconnaissant que des nappes phréatiques ont pu être contaminées aux États-Unis (voir encadré), les industriels se veulent rassurants : bien évidemment, les conditions d’exploitation seraient différentes en Europe – plus propres, mieux contrôlées. Bref, avec une hydrofracturation « expérimentale » et « strictement encadrée », comme le préconise le rapport.

Un piège, estiment les écologistes. « L’exploration, ça démarre toujours avec les pratiques les plus simples et les moins destructrices, souligne Maryse Arditi. Mais si ce n’est pas assez rentabe, on va plus loin… »
La manière dont sera rédigée la proposition de loi revêt donc une grande importance, et il faut s’attendre à des arguties réduisant la portée du moratoire attendu. Ainsi, s’inquiétait Jean-Paul Chanteguet, « nous avons découvert que les permis de recherche ne se réfèrent à aucune technique ni aucun produit d’extraction ; ainsi, le simple bannissement de l’hydrofracturation ne remettra pas en cause leur existence. Il faudrait que le ­gouvernement décrète explicitement leur annulation… Le souhaite-t-il ? »
De quoi alimenter les craintes des opposants, qui n’entendent pas baisser les bras. Un appel a été lancé pour manifester le 10 mai devant l’Assemblée nationale. « Les industriels vont mettre une pression énorme, nous devons rester extrêmement vigilants », estime José Bové.

→ Soutenez le premier reportage collaboratif de Politis.fr en Amérique du Nord, à la rencontre des victimes de l’exploitation des gaz de schiste et des militants opposés à cette technique destructrice..

Politis.fr


[^2]: Voir Politis n° 1137, du 27 janvier 2011.

[^3]: Permis « Montélimar », attribué à Total et Devon, ainsi que « Nant » (Aveyron) et « Villeneuve-de-Berg » (Ardèche), détenus par Schuepbach Energy, avec lesquels GDF-Suez indique « être en discussion pour s’associer ».

[^4]: 39 permis sont en cours ou à l’instruction, dont une demi-douzaine, détenus par Vermillon REP et Toreador Energy associé à Hess Oil, prévoient la fracturation hydraulique de roches.

[^5]: Par exemple, des micropoches disséminées, comme avec les gaz et huiles de schiste, à la différence de nappes que l’on peut pomper.

Écologie
Temps de lecture : 7 minutes

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