Ce que le pape veut…

Ancienne correspondante de l’AFP à Rome, Martine Nouaille montre les liens étroits entre le pouvoir politique italien et le Vatican, renforcés encore sous Berlusconi.

Olivier Doubre  • 16 juin 2011 abonné·es
Ce que le pape veut…
© Photo : AFP / Monteforte

Il est courant, chez les hommes politiques italiens, de souhaiter (un peu vainement, beaucoup hypocritement) que l’Italie devienne – enfin – « un pays normal » . Normal, en termes de démocratie (alors que sa vie politique est gangrenée depuis toujours par nombre de « mystères » et de jeux troubles d’influences de toutes sortes). En termes d’alternance (qu’elle n’a que rarement connue depuis l’après-guerre) et de cohésion nationale (dans ce pays « inventeur » du campanilisme, où le sentiment national est si faible). En termes, enfin, d’indépendance nationale, l’Italie étant depuis 1945 sous la coupe réglée des États-Unis, aussi bien économiquement que militairement (avec de nombreuses bases américaines et le commandement de l’Otan pour l’Europe du Sud situé à Naples). Or, on oublie souvent qu’un autre État souverain – bien que minuscule par sa superficie – soumet l’Italie, sa population et plus encore sa classe politique, à une influence beaucoup plus profonde, ancrée
dans les consciences, sournoise
très souvent, en tout cas extrêmement efficiente : le Vatican.

Correspondante de 2005 à 2009 de l’Agence France-Presse à Rome, capitale double où les journalistes étrangers doivent « couvrir » et l’Italie et le Vatican, Martine Nouaille a eu le temps d’observer de près l’enchevêtrement de leurs liens. Elle publie aujourd’hui un essai brillant et détaillé, plein d’anecdotes toutes plus symptomatiques les unes que les autres sur la tumultueuse vie politique italienne et ses acteurs – qui passent souvent le Tibre (le Vatican est sur la rive opposée à celle où se trouvent la plupart des ministères). Pendant près de cinquante ans, rien n’a pu se faire sans la Démocratie chrétienne (DC), parti hégémonique faisant et défaisant les alliances avec les autres petits partis qui lui étaient nécessaires pour disposer d’une majorité absolue dans ce régime parlementaire par excellence, mis en place par la Constitution de 1947. À l’époque, la science politique a beaucoup travaillé à mettre en lumière les liens souvent discrets mais extrêmement étroits entre l’Église catholique et le pouvoir politique italien. De nombreux ouvrages montraient ainsi les directives et les savants conseils donnés par l’entourage du pape (ou les évêques de la puissante Conférence épiscopale italienne) aux différents dirigeants des courants de la DC appelés à devenir ministres ou déjà en fonction. De même, nombre de romanciers ont peint, avec ironie généralement, parfois avec cruauté, ces jeux d’influence le plus souvent à sens unique, de la Journée du scrutateur d’Italo Calvino aux nouvelles de Leonardo Sciascia, situées entre la très catholique Sicile et la capitale italienne…

Or, depuis les années 1990 et la disparition de la DC en tant que telle, le sujet a été étrangement délaissé par les chercheurs et la plupart des journalistes. Alors que les ouvrages sous forme de dialogues entre une autorité de l’Église, parfois avec le pape lui-même, et un homme politique italien en vue sont légion. Martine Nouaille renoue donc avec un courant jadis prolifique de la science politique du pays. Dès sa prise de fonction, un élu au Parlement de la péninsule la prévient : «  Ici, on ne peut gouverner contre l’Église ! » Et celui-ci de la mettre en garde contre les occultes poteri forti [pouvoirs forts] (mafias, finance, services secrets ou Vatican) qui « règnent en sous-main sur l’Italie   » : « Quand l’État cherche à jouer le rôle qui doit être le sien, quand la politique entend occuper la place qui lui revient, ils savent se défendre. Et croyez-moi, en ce qui concerne le Vatican, il en a les moyens. »

La journaliste arrive à Rome quelques semaines avant la mort de Jean-Paul II, le Vatican, mais aussi Rome tout entière, bruissant de rumeurs et de macabres pronostics sur le possible successeur du santo padre polonais. Très vite, elle comprend « le théâtre d’un pouvoir que l’on dit l’un des plus secrets du monde mais qui se met en scène chaque jour sous le regard hypnotisé des médias ». Après les funérailles grandioses de « papa Wojtyla » (comme disaient les Italiens), seul « l’affreux jojo de la presse d’extrême gauche » italienne, l’excellent quotidien Il Manifesto, se permet d’ironiser sur l’intronisation du « pastore tedesco » ( « le berger allemand » ) Joseph Ratzinger. C’est alors que Martine Nouaille s’aperçoit de la profonde « emprise » que le Vatican «  entend exercer sur une société pourtant sécularisée, les conséquences sur le quotidien des Italiens, sur la vie intellectuelle, sur la politique, largement ignorées hors de la Péninsule ». Quelques mois plus tard, alors que Romano Prodi dirige le gouvernement de centre-gauche pendant l’intermède de deux années où Berlusconi fut écarté du pouvoir (2006-2008), la majorité parlementaire tente de faire adopter le projet des « Dico », l’équivalent du Pacs français. En vain. L’Église italienne a en effet « jeté toutes ses forces dans la bataille contre les unions homosexuelles » , Joseph Ratzinger ayant fixé sévèrement la ligne officielle, bientôt suivie par un grand nombre de parlementaires, de gauche comme de droite, ayant fait de leur foi chrétienne un argument de campagne électorale : « Le mariage homosexuel » (sic) « bafoue la loi naturelle » . La journaliste observe ainsi comment « les évêques italiens avaient mobilisé tous les réseaux de l’Église catholique – les paroisses, les mouvements d’action catholique, mais aussi les associations d’aide aux immigrés ou les chorales – pour faire descendre dans la rue des milliers de manifestants à l’occasion d’un family day »

Ce Benedetto, roi d’Italie vient donc éclairer une constante de la vie politique de la péninsule, trop souvent ignorée ou négligée. De retour au pouvoir, Silvio Berlusconi, « pécheur » s’il en est, depuis que l’on sait ses frasques sexuelles avec des (très) jeunes filles, était évidemment encore moins disposé à résister à l’influence du Vatican et de la Conférence épiscopale dans les couloirs du Parlement italien et les bureaux de tous les ministères. Au lendemain de la défaite de Romano Prodi, pourtant démocrate-chrétien ayant fait toute sa carrière au sein du parti catholique et dans les arcanes du pouvoir, « Benedetto XVI » ne se veut pas trop regardant vis-à-vis du Cavaliere. En effet, « le vicaire du Christ préférait un politicien cynique prêt à tout lui accorder parce qu’il recherchait son appui, un affairiste attendant de la religion qu’elle serve l’idéologie de son régime injuste et sans morale, à un démocrate social catholique » . Les voix du Seigneur sont impénétrables… D’abord – et surtout – en Italie.

Idées
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