« Cheval de Turin », la fin selon Béla Tarr

Dans le Cheval de Turin, le cinéaste hongrois stigmatise l’absurdité du monde.

Christophe Kantcheff  • 1 décembre 2011 abonné·es

Qu’est devenu le cheval maltraité par son cocher auquel Nietzsche, le 3 janvier 1889, est venu parler dans le creux de l’oreille avant de sombrer dans la démence ? C’est lui, le « cheval de Turin   », qui donne au dernier film du Hongrois Béla Tarr son titre. Mais cette «  intrigue » , suggérée en ouverture, n’est pas complète, car le film s’intéresse aussi au sort de son vieux maître irascible et à celui de sa fille, qui vivent misérablement dans une ferme isolée, balayée par un vent violent six jours durant.

Six jours, le temps de créer un monde. Ou, au contraire, de l’éteindre. Voilà où mène le Cheval de Turin  : c’est un film de fin. De fin du monde et de fin d’une vie de création, l’auteur des  Harmonies Werckmeister présentant le Cheval de Turin , Ours d’argent à Berlin, comme son ultime film.

Mais, là encore, il faut préciser, comme le fait Jacques Rancière dans le livre éclairant qu’il publie sur Béla Tarr[^2], « le problème pour Béla Tarr n’est pas de transmettre un message sur la fin des illusions et éventuellement sur la fin du monde. […] Béla Tarr ne cesse de marteler deux idées très simples. Il est un homme soucieux d’exprimer au plus juste la réalité telle que les hommes la vivent. Et il est un cinéaste entièrement occupé par son art ».

Ainsi, Béla Tarr s’attache à restituer le poids de matérialité qui pèse sur les existences rudes et démunies de ses deux personnages, et, plus largement, sur l’ordre du monde qu’il donne à voir. Dans un noir et blanc envahi par l’ombre, le vieil homme et sa fille répètent les mêmes gestes – l’habillage ou le déshabillage du père, qui n’a plus l’usage que d’une main, l’eau extraite du puits par la fille, les repas immuablement faits d’une pomme de terre brûlante et d’un peu de sel… – jusqu’à faire oublier la succession des jours. Comme s’ils s’inscrivaient dans une pâte temporelle figée.

Une irruption de l’extérieur – des Tsiganes, un étrange personnage mi-alcoolique mi-cassandre – est une menace qui doit être repoussée. Toute décision, celle même de partir de la ferme, de plus en plus hostile, est absurde : le père et la fille partent avec leurs maigres affaires et leur attelage, et s’en reviennent presque aussitôt, sans un mot.

Il n’y a plus d’histoire possible mais une sorte de malédiction, un assèchement. Le cheval auquel Nietzsche a parlé ne veut plus tracter la carriole. Il s’est arrêté de manger. Le puits défaille. La lumière n’est peut-être plus nécessaire pour cette vie. Le Cheval de Turin a la beauté entêtante des œuvres crépusculaires qui, elles, ne s’effacent pas.

[^2]: Béla Tarr, le Temps d’après, Jacques Rancière, Capricci, 88 p., 7,95 euros.

Cinéma
Temps de lecture : 3 minutes