Entretien avec Régis Sauder : « Le visage comme un paysage »

Dans Être là, Régis Sauder a filmé des femmes psychiatres qui travaillent en prison. Un film focalisé sur la notion d’écoute.

Christophe Kantcheff  • 8 novembre 2012 abonné·es

Régis Sauder a tourné Être là dans le service médico-psychiatrique régional de la prison des Baumettes, à Marseille. C’était en juin 2011. Depuis, Nicolas Sarkozy, qui avait criminalisé la maladie mentale, n’est plus au pouvoir. Il n’empêche qu’un tel service, mettant en avant la nécessité du soin des patients détenus, reste à rebours de la régression sécuritaire que connaît notre époque. Voilà notamment pourquoi Être là est un film précieux.

Vous avez réalisé des films de télévision avant de faire du cinéma. Pourquoi avoir décidé de passer de l’une à l’autre ?

Régis Sauder : Parce qu’à la télévision, il n’est pas possible d’affirmer un point de vue. Aujourd’hui, le documentaire à la télévision, ce n’est souvent que du reportage pendant 52 minutes. Le spectateur est conçu comme un être à qui il faut tout expliquer. Le regard du réalisateur n’a pas d’importance. C’est le sujet qui détermine la production des films.

N’est-il pas dommage que les réalisateurs ayant cette préoccupation du point de vue abandonnent le terrain de la télévision ?

Au cours du processus de production d’ Être là, nous sommes allés voir Arte. Dans leurs cases documentaires, c’est d’abord le format qui prime. Il était pour nous hors de question d’enfermer le film dans un format préalable. Nous avons tenté l’avance sur recettes du Centre national du cinéma et l’avons obtenue. Ça n’avait pas marché non plus avec la télévision pour mon précédent film, Nous, Princesses de Clèves. Depuis, le film a été acheté par Arte [^2].

Le point de vue, c’est quoi ?

Un engagement dans l’écriture. Être là est un film très écrit. Il est construit sur un dispositif, sur la mise en place de parti pris. Par exemple, je ne montre que des femmes dans le service médico-psychiatrique régional (SMPR) des Baumettes. C’est un parti pris car il y a aussi des hommes. Mais c’est au féminin que j’ai ressenti ce lieu-là. Cela s’est imposé tout de suite.

Comment peut-on écrire a priori un documentaire ?

Grâce un gros travail de préparation. J’ai passé un an et demi à observer l’équipe du SMPR, sans caméra bien sûr. Je suis entré aux Baumettes par les soignants, en tant que visiteur, sans autorisation de la direction de l’administration pénitentiaire (car son service de communication, étant donné mon projet de film, me l’aurait certainement refusée). Catherine Paulet, qui dirige le SMPR, connaissait le travail que j’avais effectué auparavant en milieu psychiatrique ouvert : j’ai mené des ateliers de cinéma à l’hôpital Édouard-Toulouse. C’est elle qui m’a permis d’accéder au service. Là, j’ai commencé à prendre des notes. Quand on est longtemps dans un lieu, on s’aperçoit que des événements se répètent. Et lors du tournage, on a toutes les chances de filmer ce qu’on a déjà observé, tandis que certaines choses émergent, qu’on n’avait pas prévues. Écrire un documentaire, c’est aussi raconter une histoire à partir d’éléments du réel. Je voulais avant tout questionner la position des soignants, parce que celle-ci est politiquement compliquée. Étant proche d’une des psychiatres, le Dr Sophie Sirere, je savais qu’il était possible qu’elle parte. À l’écriture, j’ai intégré son départ, qui n’était pas certain. En retour, le film l’a sans doute aidée à franchir le pas.

Quel est le lien entre Nous, Princesses de Clèves et Être là  ?

Le rapport à l’institution. C’était l’école pour le précédent film. Ici, c’est comment résister aux pressions de la société et aux injonctions des différents ministères (Justice, Santé) qui dévoient la mission des soignants. Comment résister à la pente « contrôle social » de la psychiatrie qui s’exprime par la demande d’évaluation et de diagnostics de récidive. Les soignants disent : « Nous sommes là comme à l’hôpital. » Même si, bien sûr, la prison n’est pas l’hôpital. Mais le collectif permet de ne pas céder sur la mission première : le soin.

Le travail des psys consiste en grande partie à écouter. Est-il difficile de filmer des visages qui écoutent ?

Indépendamment du cadre légal, j’avais décidé en amont de ne pas montrer les patients. Ce n’était pas l’angle du film. Ce qui me passionne, c’est comment le visage fait paysage. Cela m’animait déjà sur Nous, Princesses de Clèves. Les psychiatres sont dans une écoute active. Or, cela exige beaucoup d’énergie, surtout dans un lieu aussi agressif que la prison. Je voulais être focalisé sur cette écoute, voir comment elle s’imprime sur le visage, et comment celui-ci devient le miroir du patient. Les soignantes écoutent toutes différemment : l’une au contact, l’autre à distance, une autre encore dans une empathie toute maternelle… Je voulais capter cette façon qu’elles ont d’aller chercher sans cesse le regard du patient. Il y a là beaucoup de technique. Mais parfois les questions de détention se réinvitent dans ce face-à-face, débordent l’espace de soin. Dès lors, elles ne sont plus soignantes, mais à l’écoute de la détresse d’hommes soumis à une détention insupportable. C’est intéressant de voir comment ça bascule, ce qui est audible et ce qui ne l’est pas, pour elles…

Les patients ont-ils accepté facilement la caméra ?

Oui, parce qu’ils m’avaient beaucoup vu auparavant. Certains auraient même voulu parler à la caméra. En tout cas, un jeu s’est instauré avec la présence de celle-ci. Ces moments de tournage ont constitué une parenthèse, mais qui a été englobée par les soignants à l’intérieur du soin.

Votre film est stylisé, ne serait-ce qu’en raison de l’emploi du noir et blanc. Le prégénérique, en particulier, est très singulier, très heurté. Et il commence par un plan sur le Dr Sophie Sirere qui apparaît de façon presque surnaturelle. Pourquoi ?

Il y a une idée reçue, par rapport au documentaire, selon laquelle ce qui est sérieux et grave devrait être livré brut. Mais pourquoi ? Je n’avais pas envie de montrer le soin en prison, une fois le spectateur assis, comme quelque chose de simple à appréhender. Ce n’est pas simple d’entrer dans la prison, c’est brutal, violent. Je voulais que le spectateur souffre un peu au début, parce que cette violence-là est nécessaire pour comprendre ce qui se joue ensuite, dans une ambiance plus tamisée, même si les bruits continuent à être très présents. J’ai voulu restituer ce que j’ai ressenti quand je suis entré dans la prison la première fois. De même que ce que les soignants ressentent. Être là englobe aussi la question de ma présence en train de filmer : cela n’a rien d’évident de tenir une caméra en prison. Le début du prégénérique avec Sophie Sirere est un écho à un film que j’ai beaucoup regardé en préparant Être là  : Persona de Bergman. C’est une œuvre sur la prise de parole d’une soignante, un peu comme Sophie, qui se met à parler dans le film après dix ans de travail en prison. Sophie, à mes yeux, est un personnage bergmanien. Tout le prégénérique est monté sur le rythme de celui de Persona, qui est aussi très percussif avant le huis clos. Il ne s’agissait pas de refaire comme Bergman, mais de s’en inspirer.

Quelle est la part politique de votre film qui vous semble la plus forte ?

Les textes de Sophie Sirere qu’elle lit face caméra. Ce ne sont pas des entretiens, comme la plupart du temps dans les documentaires, et pourtant il s’agit bien là de matière documentaire. Sophie est passée par l’écrit pour prendre la parole. Ce sont des textes qu’elle avait pour partie rédigés bien avant que naisse le projet du film. Quand elle me les a montrés, j’ai réussi à la convaincre de les lire devant ma caméra. D’autres ont été écrits durant le tournage. C’est un acte courageux de sa part, car elle entre dans quelque chose de très intime. En même temps, c’est une parole éminemment politique, que d’habitude on n’entend pas.

[^2]: Nous, Princesses de Clèves est diffusé jeudi 8 novembre sur Arte à… 0 h 35 !

Cinéma
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