Trop de monde aux paradis

Les récentes affaires politico-financières passent par les places offshore. La fraude et l’évasion fiscales ont pris une ampleur inégalée, asphyxiant les États.

Thierry Brun  • 11 avril 2013 abonné·es

Quel est le point commun entre Jérôme Cahuzac, Liliane Bettencourt, LVMH, Total, BNP Paribas, la pension d’un retraité américain, l’assurance-vie d’un citoyen français et la criminalité financière ? Les paradis fiscaux. Ceux-ci sont considérés comme l’un des principaux moteurs de la crise économique. Et pour cause : l’essentiel de la finance internationale passe par eux. Les actifs financiers détenus par des particuliers et des entreprises, dissimulés dans près de soixante territoires où l’opacité financière fait loi, atteignent entre 17 000 et 25 500 milliards d’euros. Soit plus de 10 fois le PIB de la France, estime une étude publiée en 2012 par l’ONG internationale Tax Justice Network. Entre 150 et 220 milliards d’euros d’impôts seraient ainsi soustraits aux États du monde entier. Loin d’être un gauchiste, James Henry, ancien économiste en chef du prestigieux cabinet McKinsey et l’un des auteurs de l’étude, a qualifié d’  «   énorme trou noir dans l’économie mondiale » les fortunes détenues dans ces paradis fiscaux.

Les révélations dans l’affaire des comptes cachés de Jérôme Cahuzac et dans l’opération OffshoreLeaks démontrent que « la fraude fiscale, notamment la fraude fiscale internationale, a atteint une ampleur inégalée, inquiétante et particulièrement révoltante en ce qu’elle pèse sur les budgets publics et les contribuables honnêtes », réagit Solidaires Finances publiques. Dans un rapport publié en janvier, ce syndicat a évalué que les différentes formes de fraudes fiscales représentent 60 à 80 milliards d’euros par an de recettes fiscales manquantes en France. Et les avoirs dissimulés à l’étranger ont été jaugés à hauteur de 600 milliards d’euros par le journaliste Antoine Peillon [^2]. En période d’austérité budgétaire, les milliards à grappiller sur les retraites et les allocations familiales semblent dérisoires face à la fraude et à l’évasion fiscales : celles-ci pourraient être une manne inespérée pour combler les déficits publics. « Les mesures prises par le G20 depuis 2009, ainsi que par les différents États, n’ont jusqu’ici pas permis d’enrayer ce phénomène, explique Mathilde Dupré, chargée des paradis fiscaux au CCFD-Terre Solidaire. Ce qui est grave, c’est la banalisation des pratiques. Une architecture financière a été mise au point dans les paradis fiscaux par une armée de fiscalistes, d’avocats, de société de conseil, etc. Elle permet de dissimuler à la fois les activités des mafieux, celles des décideurs corrompus, mais aussi des riches particuliers et des directeurs financiers des multinationales. »

Après avoir mené plus de 90 auditions pendant cinq mois, la commission d’enquête du Sénat sur l’évasion fiscale, mise en place début 2012, décrit dans son rapport les mécanismes d’un scandale qui n’a pas éclaté. Le sénateur communiste Éric Bocquet, rapporteur de la Commission, a pourtant révélé « une véritable ingénierie de la fiscalité au service des sociétés et des entreprises qui souhaitent payer le moins d’impôts possible, quitte à parfois s’affranchir de la légalité ». « Cela n’a rien de très surprenant. Cela fait dix ans que l’on travaille sur les paradis fiscaux. Les solutions, on les connaît, il faut simplement s’en saisir », soupire Mathilde Dupré. Les responsables politiques de la gauche au pouvoir se cantonnent cependant aux déclarations d’intention. Pendant la campagne présidentielle, François Hollande s’est engagé à interdire aux banques françaises d’exercer dans les paradis fiscaux, et à renforcer « les moyens de lutter contre la fraude fiscale ». Pour Solidaires Finances publiques, il n’en est rien : « Il est avéré que les moyens d’assurer correctement les missions fiscales et financières sont insuffisants, notamment en matière de lutte contre la fraude. » Et le projet de loi sur la réforme bancaire, encore en débat au Parlement, est loin d’interdire aux banques d’exercer dans les paradis fiscaux. Seule une avancée a été relevée par le CCFD-Terre solidaire : un amendement a été ajouté au projet de loi, obligeant les banques à fournir une comptabilité dans tous les pays où elles sont présentes, y compris dans les paradis fiscaux.

Dans une lettre ouverte adressée au président de la République, Attac France explique que le gouvernement « peut prendre sans tarder cinq mesures clés pour en finir avec la complaisance ». Parmi ces mesures, l’exigence de communiquer « l’identité de tous les ressortissants français détenteurs de comptes à l’étranger. La loi FATCA  [Foreign Account Tax Compliance Act, NDLR] oblige depuis début 2013 tous les groupes bancaires opérant aux États-Unis à communiquer sur demande du fisc américain les données concernant ses ressortissants ». Mais l’UE ne s’est pas engagée dans cette voie, alors que « restaurer l’égalité des contribuables devant l’impôt est un véritable défi politique », selon Mathilde Dupré. Pour elle, en cas d’échec des gouvernements, les pratiques actuelles « risquent d’asphyxier complètement les États ».

[^2]: Ces 600 milliards qui manquent à la France , éd. du Seuil, 2012.

Économie
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