Dans la tête de Paul Gauguin

Bertrand Leclair dresse le portrait du peintre au Danemark, en proie au doute.

Christophe Kantcheff  • 13 mars 2014 abonné·es

En 1885, Paul Gauguin a passé quelques mois avec sa femme et ses enfants dans le pays de celle-ci, le Danemark. C’est dans « l’étroite mansarde » de la maison familiale, où Gauguin se réfugie pour peindre, que Bertrand Leclair, au seuil de son nouveau roman, le saisit. Le « saisit » comme on prend sur le vif, dans le mouvement de l’existence, au présent de l’indicatif. Nous ne sommes pas ici dans l’amidon du respect patrimonial, dans l’éloge du prestige artistique qui, une énième fois, érigerait la statue du commandeur. Foin du regard rétrospectif et de l’académisme.

Bertrand Leclair sort Gauguin du musée, lui donne de la chair et le montre dans un moment crucial. L’ incipit du livre : « C’est un autoportrait en crise, un moment de vertige au mitan de la vie. » Gauguin entreprend de se peindre alors qu’il a la sensation d’être au bord du vide. Quel homme va-t-il représenter ? En 1885, à près de 37 ans, Paul Gauguin est sur un fil. Ancien collectionneur ayant fréquenté les impressionnistes et acheté leurs tableaux, il s’est senti lui-même appelé par la peinture, assez tardivement, et sans reconnaissance pour le moment. Ayant dilapidé ses biens, il a suivi sa femme au Danemark, où elle, et plus encore sa bourgeoise famille, le tient pour un incapable, refusant le moindre effort pour entretenir les siens, un mauvais mari doublé d’un mauvais père. Comme un boxeur en milieu hostile, Gauguin est dans les cordes. La peinture est pour lui « une jouissance », « une libération, peut-être – quand le doute n’est pas le plus fort, de se retrouver sur la paille ». Le peintre, dans sa mansarde de pestiféré, doit combattre contre ce doute, et plus encore contre la mauvaise conscience. C’est un combat invisible et titanesque auquel Bertrand Leclair nous offre d’assister. Il l’imagine, ce combat, en fait un roman haletant et passionnant, car le peintre, pour sa part, n’en a rien laissé paraître dans sa correspondance. Dans la tête de Gauguin, tournent et retournent toutes les questions sur l’exigence du geste artistique, sur la force de cet engagement, sa sauvagerie même, et sur le prix à payer face aux conformismes. Le vertige éprouvé n’est pas sans échos contemporains. « À notre époque n’est estimé que celui qui réussit », écrit Gauguin. « Lui aussi aurait pu camper là, faire “de la peinture de commerce ”, de la peinture pour bourgeois obtus comme l’on fait aujourd’hui de la littérature pour têtes de gondole », écrit Leclair.

Le Gauguin de Bertrand Leclair est un héros précisément parce qu’il ne le transforme pas en monstre génial, mais parce qu’il est un homme, en proie à ses contradictions, à ses faiblesses. Tout de même, l’auteur rétablit un fait : le peintre a été chassé du domicile familial, il ne l’a pas abandonné. Même si, bien sûr, c’est la peinture qui a gagné, ou plus exactement son appel. À son départ de Copenhague, l’homme est enfin devenu Paul Gauguin, « propulsé comme un ressort dans l’histoire de l’art occidental pour en modifier le cours ».

Littérature
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