Médecine du travail : « Une constante aggravation des conditions de travail »

Un collectif de médecins de Bourg-en-Bresse publie son vingtième rapport et fait état d’un « désastre », tant pour les salariés que pour les praticiens, soumis eux-mêmes aux pressions des employeurs.

Thierry Brun  • 3 avril 2014 abonné·es

En 1994, l’enquête Sumer (Surveillance médicale des expositions aux risques professionnels) occultait largement la dégradation des conditions de travail. Depuis cette date, le Collectif des médecins du travail de Bourg-en-Bresse publie son propre rapport annuel pour en consigner l’évolution. La mouture 2013, intitulée le Désastre, rassemble trois récits décrivant « des manœuvres de domination de plus en plus sophistiquées » et témoigne de la situation catastrophique qui s’étend dans les entreprises.

Qu’est-ce qui vous fait dire que la situation dans les entreprises est un « désastre » ?

Yussuf Ghanty : En vingt ans d’existence du collectif, nous avons construit un travail transversal avec les médecins du travail. Nous recevons quinze à vingt personnes par jour dans nos consultations. Nous connaissons les salariés et leurs conditions de travail, surtout les jeunes, à partir de ce qu’ils nous racontent. « Cela ne peut pas continuer comme ça », nous disent-ils, en décrivant ce qu’ils vivent quotidiennement. Un management très délétère a modifié les conditions du travail sur le plan technique et relationnel. Une perte de sens s’est opérée. Les gens nous parlent d’un changement de repères important dans un contexte de chantage à l’emploi. C’est là une source de souffrance et d’atteinte à la dignité très graves. Et ce sujet est particulièrement négligé par nos élites. De plus, la médecine du travail a mauvaise presse depuis longtemps.

Que mettez-vous en cause dans les organisations de travail ?

Notre rapport s’appuie sur trois récits, dont l’un décrit l’aggravation du climat social dans une entreprise ayant fait l’objet d’une mise en demeure prononcée par une inspectrice du travail en 2009. Nous parlons d’une violence pratiquée pour assurer le management par la peur et avons été les témoins impuissants des souffrances qui en découlent. Ce phénomène a atteint un tel niveau que, après avoir expliqué et alerté par tous les moyens dont nous disposions, nous avons fini par refuser de continuer à cautionner ces situations : nous ne pouvions plus rien faire d’autre que témoigner. Les atteintes à la santé d’origine professionnelle sont en constante aggravation depuis une quinzaine d’années. Et cela dans la majorité des entreprises de nos secteurs.

Exercez-vous dans de bonnes conditions ?

Depuis cette belle loi de 1946 qui rend obligatoire la création des services médicaux du travail, il n’y a jamais eu de volonté politique pour mettre en adéquation les moyens et l’objectif de prévention et de surveillance des risques de santé au travail. Pas plus que de volonté de mettre à distance le patronat, qui est juge et partie. Or, ceux qui créent des risques ne peuvent en même temps gérer les acteurs de prévention. Les médecins du travail ne disposent pas de moyens et de matériel suffisants, comme l’illustre un des récits du rapport. Nous indiquons aussi que des attitudes harcelantes à l’égard du service médical se sont développées. Au lieu de faire des propositions à la suite des recommandations médicales, comme la législation le prévoit, on exerce une pression sur le médecin afin de le décourager. De plus en plus de plaintes sont déposées auprès du Conseil de l’Ordre des médecins : les employeurs profitent d’une brèche introduite par une modification du code de la santé publique en avril 2007 pour porter plainte contre le médecin du travail dans le seul but de discréditer son action.

Dans votre rapport, vous parlez de « verrouillage » des médecins du travail…

La réforme de la médecine du travail de juillet 2011 nous a mis en grave danger. Le ministère du Travail a mis en place des procédures nommées « projets de service » dans les structures de santé au travail. Cela consiste à nous dissoudre dans des équipes pluridisciplinaires et à nous déposséder de la part spécifique médicale. La tendance est à diluer nos ressources et à déporter nos activités vers l’accompagnement des risques, alors que les dégâts observés chez les salariés s’aggravent. La pénurie médicale est sciemment organisée. Nous avons lancé une pétition en 2010, signée par près de mille médecins du travail, ce qui est rare, et alerté le ministre, Michel Sapin, qui a jugé bon de continuer ce qu’ont mis en place ses prédécesseurs. Or, il est urgent d’abroger cette loi de 2011.

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