Said, Ali : dialogue d’exilés

Les deux intellectuels croisent leur parcours et leur expérience du joug colonial.

Olivier Doubre  • 10 avril 2014 abonné·es

Intellectuel états-unien d’origine palestinienne, Edward Said a publié nombre de textes sur l’exil [^2] et n’a cessé d’analyser le regard occidental sur l’Orient. Quant à Tariq Ali, historien et romancier britannique d’origine pakistanaise, engagé dans la New Left dès les années 1960, une bonne part de son œuvre interroge les rapports complexes entre Occident et civilisation musulmane [^3]. Menée par ce dernier en 1994, soit neuf ans après la disparition de Said, cette série d’entretiens – aujourd’hui traduits – est d’abord un échange entre deux ex-colonisés par l’Angleterre.

Edward Said y revient sur son parcours, depuis son enfance à Jérusalem-Ouest, alors « tout arabe ». Né en 1936 dans la Palestine sous mandat britannique, il est issu d’une famille chrétienne-orthodoxe au départ, plutôt aisée, devenue une « fidèle du shilling », c’est-à-dire convertie à la foi anglicane par des missionnaires britanniques qui, ayant « complètement échoué auprès des musulmans comme des juifs, ont alors converti d’autres chrétiens ». Le (premier) exil débute au Caire fin 1947, la famille fuyant la conquête de son quartier par le (futur) Israël. Le jeune Edward fréquente alors les écoles coloniales anglaises – où « les punitions corporelles étaient monnaie courante ». Lorsqu’il a 15 ans, son père, « très sévère », l’envoie « au loin », aux États-Unis. « L’expérience la plus déstabilisante de [s] on existence » … Edward Said réussit néanmoins de brillantes études de littérature et devient un enseignant bien intégré, en 1963, à l’université Columbia de New York. Mais, quatre ans plus tard, ses origines se rappellent à lui. « Quand, en 1967, la guerre a éclaté, j’étais désespéré ; le monde tel que je le comprenais, tel que je le connaissais, a pris fin ce jour-là. […] Après 1967, il y a eu parmi les quelques Arabes qui se trouvaient aux États-Unis une tentative de regroupement. » *Dès lors, une « autre personne se construit en lui »* (selon les mots de Tariq Ali). Et bientôt influe sur ses recherches. Il publie ainsi en 1978 son maître ouvrage, l’Orientalisme (Seuil, 1980), qui analyse la construction et les effets du discours occidental sur cet Orient littéralement « créé par l’Occident », qui justifiera le colonialisme européen. Siégeant bientôt au Conseil national palestinien, il est le plus brillant intellectuel à s’engager pour la cause palestinienne, tout en conservant un regard critique sur ses dirigeants, jusqu’à rompre avec la direction de l’OLP dans les années 1990, après s’être opposé aux accords d’Oslo en 1993, qu’il voit comme un « traité de Versailles palestinien, instrument de soumission ». Tout au long de ce dialogue stimulant, le « rebelle » Said rejoint souvent et contredit parfois cet autre exilé qu’est Tariq Ali. Un dialogue où entrent en résonance leurs expériences croisées de la culture anglaise mais surtout du joug colonial. Avec la particularité, chez Said, de sa perpétuation en Palestine.

[^2]: Voir Réflexions sur l’exil, trad. Charlotte Woillez, Actes Sud, juin 2008.

[^3]: Voir Quintet de l’islam, éd. Sabine Wespieser.

Idées
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