Affaire Fillon-Jouyet : L’information café du commerce

Le traitement de l’affaire Fillon-Jouyet illustre jusqu’à la caricature les pratiques des chaînes d’actualité en continu : légitimité hasardeuse des intervenants, ressassement, désinformation.

Jean-Claude Renard  • 20 novembre 2014 abonné·es
Affaire Fillon-Jouyet : L’information café du commerce
© Photo : TRIBOUILLARD/AFP

Lundi 10 novembre. L’affaire Fillon-Jouyet prend de l’ampleur. Ou disons plutôt qu’un certain nombre de médias décident de lui donner de l’ampleur. Les plateaux en direct s’organisent. Sur BFM Business, Fabrice Lundy reçoit Jérôme Sainte-Marie, président de PollingVox, Olivier Rouquan, politologue, Emmanuel Lechypre et Patrick Coquidé, tous deux éditorialistes économiques sur BFM. Plateau éclectique, où l’on se demande ce que vient faire l’économie dans cette histoire purement politique.

L’ouvrage des deux journalistes du Monde, Gérard Davet et Fabrice Lhomme, Sarko s’est tuer (Stock), qui révèle une intervention de François Fillon auprès de Jean-Pierre Jouyet, secrétaire général de l’Élysée, pour que l’Élysée accélère le travail de la justice afin d’empêcher le retour d’un rival, est à peine évoqué. Pour Jérôme Sainte-Marie, le premier à prendre la parole, « personne ne sait ce qui a été dit véritablement par M. Fillon. Il est quelque part victime. Soit il n’a pas dit ce que M. Jouyet a prétendument répété, et cela fait un tort politique terrible à M. Fillon, qui aura un mal fou à s’en remettre – il est donc là pris en otage par la parole de Jouyet. Soit il a dit quelque chose d’approchant, mais c’est un ancien Premier ministre qui se rend à l’Élysée. Il peut au moins espérer que les conversations qu’il aura resteront secrètes. C’est grave pour l’honneur de M. Fillon et le fonctionnement de la République ». À la tête d’une société spécialisée dans les enjeux d’opinion (qu’on ne présente pas à l’antenne), Jérôme Sainte-Marie a déjà choisi son camp. Dans tous les cas, Fillon est victime, même s’il a tenté de faire pression sur la justice. D’emblée, Jouyet est l’unique accusé. « S’il a menti, et Jean-Pierre Jouyet a menti puisqu’il a changé de version, reprend Fabrice Lundy, est-ce qu’il peut rester secrétaire général de l’Élysée ? ». Olivier Rouquan répond : « Il semble que François Hollande souhaite qu’il reste. Est-ce tenable ? » Suspense. « Tout le monde se pose cette question. Il y a là une gravité, un dommage, et là, c’est la présidence de la République qui le subit. » « S’il a de l’autorité, François Hollande, coupe l’animateur, que doit-il faire ? » « S’il a de l’autorité, il doit le garder, réplique Lechypre. Quand vous êtes fort et que vous avez du caractère, vous n’avez pas besoin de montrer que vous êtes fort. À mon avis, ce serait une erreur de se débarrasser de Jean-Pierre Jouyet. D’abord parce qu’il y en a un peu marre de cette schizophrénie autour de la communication. Alors ? Qu’est-ce qu’ils veulent les Français ? », s’emporte l’éditorialiste. Nous voilà en plein café du commerce. « La langue de bois, on ne supporte pas, y en a marre ! OK ? Alors le premier qui commence à ne pas avoir la langue de bois, tout de suite, on lui tape dessus ! Regardez Emmanuel Macron, quand il a parlé des illettrés chez Gad, ce qui correspondait à une réalité, tout de suite on lui tombe dessus ! Alors, on veut quoi ? »

L’animateur tente de reprendre le dessus, mais c’est pour diffuser un extrait des déclarations de Nicolas Sarkozy, en campagne à Caen, qui regrette que « l’on veuille abattre un concurrent en le salissant » et se demande si « le pouvoir n’a vraiment rien d’autre à faire que de donner le sentiment de vouloir instrumentaliser en permanence la justice ». Mais, reprend Fabrice Lundy, « Fillon est-il cuit ? » « Ce sera difficile, répond Jérôme Sainte-Marie. Il était déjà affaibli, moins par le retour de Nicolas Sarkozy que par la montée d’Alain Juppé, qui sortira renforcé de cette affaire parce qu’il incarne le sens de l’État. Finalement, tout le monde va être renvoyé dos à dos. […] Pour le sympathisant de base, le cauchemar continue. » Il n’en revient pas d’être arrivé tout seul à cette conclusion majeure. Mais le débat est loin d’être fini. Voilà qu’on appelle à la rescousse un think tank américain, le Peterson Institute, « qui fait loi en la matière » et suggère que la France abandonne son système présidentiel et promeuve un chef de gouvernement élu à la majorité parlementaire. « On dirait du Jean-Luc Mélenchon et la VIe République, se gausse un intervenant, c’est curieux ! » Réplique de Lundy : « Les Américains sont Front de gauche, voulez-vous dire ? »

Même jour, même heure, autre chaîne. I-Télé propose l’affaire Fillon-Jouyet comme thème de débat de l’émission d’Audrey Pulvar « On ne va pas se mentir ». Sont présents Gilles-William Goldnadel, présenté comme président d’Avocats sans frontières (mais qui est surtout connu pour incarner l’aile la plus droitière du Crif), Xavier Couture, « producteur » (ex-TF1, Canal + et Orange). Deux personnages dont on se demande bien ce qu’ils font là, et quelle est leur légitimité dans cette affaire.

À leurs côtés, deux élus, Thierry Solère, député UMP des Hauts-de-Seine, et Sandrine Mazetier, députée PS et vice-présidente de l’Assemblée nationale. Seule cette dernière émettra l’idée qu’il conviendrait peut-être de revenir aux sources du scandale, l’affaire Bygmalion et le financement de la campagne de Nicolas Sarkozy. Elle ne sera pas suivie dans cette voie. Solère enchaîne sur la « succession de mensonges » de Jouyet. Après six minutes, les paroles se perdent dans le brouhaha. Audrey Pulvar le relève : « Nos téléspectateurs n’entendent plus ! » Puis Goldnadel insiste sur les tergiversations de Jouyet et pointe le « ton péremptoire du Monde  ». Xavier Couture assène : « Le livre des journalistes ne contient aucune révélation. » Les deux font ensuite allusion au fameux « mur des cons » du Syndicat de la magistrature pour suggérer que Nicolas Sarkozy serait victime non de son ancien Premier ministre… mais d’un complot des juges. Puis c’est l’heure de la pub, « puisqu’il faut bien manger », ironise Audrey Pulvar.

À la reprise, Xavier Couture dénonce un « État en décomposition » et un journal « qui enfreint tous les jours le secret de l’instruction ». Oui, mais « Jean-Pierre Jouyet doit-il démissionner ? », revient à la charge Audrey Pulvar. Et le reste à l’avenant… Dans tout cela quelle hiérarchie de l’information ? Qui décide que cette affaire est l’événement du jour ? Quelle est la légitimité des intervenants ? Comment et par qui sont-ils choisis ? Pourquoi cet interminable ressassement ? Au moins, la réponse à cette dernière question est évidente : il faut faire durer artificiellement le « suspense » pour l’audience. En soi, ce ne serait que péché véniel si l’entreprise n’allait pas de pair avec une désinformation massive.

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