Sois jeune et exprime-toi !

La Fabuleuse Histoire des journaux lycéens retrace l’histoire d’une presse libre et insolente.

Jean-Claude Renard  • 20 novembre 2014 abonné·es
Sois jeune et exprime-toi !
© **La Fabuleuse Histoire des journaux lycéens** , Ludivine Bantigny, Les Arènes, 320 p., 34,80 euros.

C’est juste un écho : « Notre suprême directeur, M. Levy, reste opposé à l’installation d’un distributeur de préservatifs qui, selon lui, choquerait la mentalité puritaine de certains parents d’élèves. C’est ainsi qu’il a déclaré opportunément que le meilleur moyen de lutter contre le sida restait l’abstinence […]. Aussi, pour ceux qui ne pourraient pas se passer de contact physique, je conseille la masturbation ; cela reste entre autres le meilleur moyen de faire l’amour avec la personne qu’on aime vraiment (sauf si vous êtes complexés). » Le billet est signé Jérôme, dans le Rat d’auteurs, en 1993, au lycée Jean-Daudet, à La Rochelle. Quelque vingt-trois ans plus tôt, le Journal d’a c tion des lycées de Marseille entendait « changer la vie »  : « Lycéens, la mort nous guette. Autour de nous, le nombre de ses victimes est impressionnant. Profs, parents, tous ceux dont la mollesse et la résignation ont fait des gens “sérieux” : autant de cadavres. Confinés dans leur tiédeur et leur modération, ils sont retraités du bonheur. D’échecs en privation, ils ont oublié de vivre, ils sont morts dans la nuit en se félicitant de ne pas mourir de faim. […] Nous ne voulons pas la vie de cons de nos parents, et pour cela nous luttons. Nous savons que la lutte est politique. Nous savons que nous pouvons gagner. Depuis Mai, notre dégoût s’est changé en détermination à vaincre. » Ce sont là deux extraits de cette somme foisonnante livrant une trentaine d’années de journaux lycéens. Soit « une fabuleuse histoire » avec plus de cinq cents illustrations et trois cents textes, suivant différentes thématiques (l’amour, l’époque, les engagements, les rêves).

Une histoire qui s’ouvrirait peut-être au moment où paraissent, au début des années 1960, des journaux directement destinés aux jeunes, tel Salut les copains, né en 1962. Suivront plus tard Ok Podium et une presse dite éducative comme Okapi, Record ou encore Phosphore. Mais là n’est pas le seul vivier où les lycéens viennent puiser. « Au tournant des années 1960 et 1970, rappelle Ludivine Bantigny, maître de conférences en histoire contemporaine à l’université de Rouen et auteur de cet ouvrage, soutenu par le Centre de liaison de l’enseignement et des médias d’information (Clemi), des magazines à l’humour grinçant s’assumant parfois comme “bête et méchant”, tels Pilote, Hara-Kiri ou Charlie Hebdo, brisent cette vitrine assez lisse. Ils s’affirment dans une opposition à toute récupération commerciale : il y a là en quelque sorte le pendant contre-culturel de la contestation politique, représenté par des titres nombreux, souvent drôles et subversifs. »

Si l’imagination est au pouvoir, et plus que jamais dans ces années d’adolescence, les lycéens s’organisent ainsi pour monter leur propre journal, à une période où l’on aime être ensemble, discuter, partager. Non sans esprit, comme les titres en témoignent : l’Auguste, le Cafteur, No comment, Sot l’y laisse, la Loupe, Oxygène, l’Entonnoir … D’hier à aujourd’hui, on y parle d’abord de sentiments et d’émotions, d’amour, de mal de vivre, d’inquiétudes sur l’avenir. On exprime aussi son ras-le-bol à coups de « y en a marre », son esprit frondeur et indépendant, ses turpitudes, sa volonté d’émancipation. En 1969, dans SIC, le mensuel des lycéens de Mulhouse, on lit le refus d’une « société égoïste », des « goûts influencés par la publicité ». En 1986, pour le retrait de la loi Devaquet, « tous unis pour la manif ! », s’exclame Grève-toi et marche, le journal d’un lycée toulousain. En 2005, c’est Raffarin qui en prend pour son grade dans l’Écho des couloirs… et d’ailleurs, du lycée Camille-Guérin à Poitiers, tandis qu’en 2010, dans Between, conçu au lycée Cornouailles de Quimper, on s’insurge contre la pollution de la planète. Parce que ces journaux lycéens ne se contentent pas d’amour et d’eau fraîche, d’insouciance, de légèreté. Ils sont joliment, furieusement politisés. Du droit à l’avortement au CPE. Inventifs, burlesques, joyeux, engagés, transgressifs, audacieux, ils afficheraient presque tout ce qui s’est perdu dans la presse de leurs parents.

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