Jean-Christophe Attias et Esther Benbassa : « Décommunautariser l’antiracisme »

Jean-Christophe Attias et Esther Benbassa observent avec inquiétude la fragmentation des luttes. Et tentent de renouer le dialogue.

Olivier Doubre  • 5 mars 2015 abonné·es
Jean-Christophe Attias et Esther Benbassa : « Décommunautariser l’antiracisme »
Jean-Christophe Attias, philosophe du judaïsme, spécialiste de la pensée juive médiévale. Dernier ouvrage paru : Penser le judaïsme, CNRS éditions, 2013. Esther Benbassa, historienne et sénatrice EELV (Val-de-Marne).
© AFP PHOTO / JEAN-FRANCOIS MONIER

Tous deux directeurs d’études à l’École pratique des hautes études, Jean-Christophe Attias et Esther Benbassa tentent depuis des années de refonder un dialogue judéo-musulman et militent pour la paix en Palestine. Ils avaient au lendemain de la seconde Intifada, en mai 2004, organisé un grand colloque à la Sorbonne pour « retisser les liens » entre juifs et musulmans [^2]. Ils réitèrent cette initiative en organisant le 12 mars une journée de débats au Sénat entre acteurs de terrain, religieux et intellectuels des deux communautés [^3]. Ils déplorent ici le climat de repli communautaire des luttes antiracistes.

Quelle réaction vous inspirent les récents propos de Roger Cukierman, à la fois sur une Marine Le Pen « irréprochable » et sur les « jeunes musulmans » auteurs de « toutes » les violences antisémites ?

Esther Benbassa : Il me semble que ces propos du président du Crif sont tout simplement un appel à voter Marine Le Pen. Même s’il a rectifié le tir ensuite, tout cela laisse des traces ! Les représentants des institutions juives n’ont pas à prendre des positions politiques, ni aucune autre institution d’aucun autre groupe confessionnel d’ailleurs, car on tombe ainsi dans le pire travers du communautarisme. Le Crif devrait changer de politique aussi bien à l’endroit de Marine Le Pen que dans son soutien à la politique d’Israël envers les Palestiniens. Il devrait retrouver davantage de neutralité et ne pas se poser en défenseur de la politique israélienne. Car ces prises de position ne font que mettre les juifs de France davantage dans la difficulté, alors qu’ils doivent déjà combattre la montée de l’antisémitisme, qui est indéniable.

Jean-Christophe Attias : Heureusement, nous voyons émerger aujourd’hui une parole institutionnelle juive dissidente de celle, brutale, du Crif. Notamment des critiques au sein de la communauté juive de France contre l’appel de Netanyahou aux juifs à quitter la France et l’Europe pour émigrer en Israël. Il faut être attentif à ces dissonances bienvenues, qui doivent absolument s’affirmer. Dans l’intérêt des juifs de France eux-mêmes. Et il faut rappeler que tous les juifs français n’ont pas envie de partir en Israël. Si certains le souhaitent, c’est leur droit, mais c’est loin d’être le cas de la très grande majorité des juifs français. D’ailleurs, notre avis est qu’il faut surtout résister ici à l’antisémitisme. En aucun cas partir.

On rappelle toujours qu’il faut lutter contre le racisme et l’antisémitisme, alors qu’on pourrait penser qu’il s’agit de deux formes de racisme. Mais les différents mouvements antiracistes apparaissent quasiment en concurrence, avec chacun « leur » domaine privilégié. N’est-ce pas regrettable ?

J.-C. A. : Tout d’abord, la distinction entre racisme et antisémitisme est un héritage de l’histoire européenne, et on ne peut pas en faire fi. Tout comme on ne peut oublier que la Shoah s’est déroulée sur le sol européen. Tout cela a des incidences sur les perceptions que nous avons des phénomènes racistes en général et de l’antisémitisme en particulier. Cela dit, le plus important est que la lutte soit globale, contre le racisme et l’antisémitisme, ensemble et indissociablement. Or, ce qui est préoccupant aujourd’hui, c’est qu’on a l’impression que la lutte contre les racismes est prise en charge principalement par les communautés qui en sont victimes : les musulmans se battent contre l’islamophobie, les juifs contre l’antisémitisme, etc. C’est problématique, car on assiste à une parcellarisation, une fragmentation de la lutte antiraciste. Voire à sa communautarisation. Cette lutte doit être l’affaire de tous les républicains, de tous ceux qui vivent en France.

E. B. : Le problème est bien de « décommunautariser » la lutte antiraciste ! En lui donnant une envergure citoyenne et universelle, contre l’islamophobie, l’antisémitisme, le racisme au quotidien, toutes les discriminations. Car il s’agit toujours de la même chose : la haine de l’autre, même si plusieurs noms ont cours, dictés par l’histoire. Il est normal que la communauté visée réagisse vigoureusement, car, ces derniers mois, ce sont des juifs qui sont morts parce que juifs. Mais la lutte elle-même doit être prise en charge collectivement, sans distinction des origines particulières.

Cependant, on a l’impression que la lutte contre l’antisémitisme va parfois jusqu’à apparaître comme une agression à l’encontre des musulmans, qui font figure de parents pauvres de l’antiracisme, alors que les actes islamophobes ont été plus nombreux en janvier 2015 que durant toute l’année 2014…

J.-C. A. : C’est en effet perçu ainsi par certains, malheureusement. Et, à mon avis, sans doute à tort. Il faut toutefois prendre en compte un fait essentiel : dans cette histoire, il y a des morts. Les juifs comptent leurs morts sur le territoire français, sans même parler de ceux de Bruxelles ou de Copenhague. Or, quand il y a des morts, que le sang a coulé de manière aussi spectaculaire, et qu’en plus on est porteur d’une histoire très lourde, celle de persécutions et d’un génocide, il n’est pas surprenant que la réponse soit à la mesure de cette tragédie. Mais cela n’a évidemment pas à être perçu comme une agression contre les musulmans.

E. B. : En effet, un tag et être tué parce que juif, ce n’est pas la même chose ! On ne peut pas faire abstraction de la mémoire des six millions de morts juifs durant la Seconde Guerre mondiale. C’est pourquoi un mort juif de plus aujourd’hui est insupportable. Mais ce qu’il faut expliquer aux institutionnels juifs, c’est qu’auparavant les juifs étaient persécutés par des États forts, avec un antisémitisme qui se répandait dans les populations. Actuellement, nous sommes dans un cas de figure tout à fait différent. Mon problème aujourd’hui, en tant que citoyenne française et juive (ce que je revendique), c’est que des institutions juives se servent de cet antisémitisme pour approuver les appels au départ des juifs vers Israël. Mais aussi pour soutenir la politique de Netanyahou, ce qui signifie différer les pourparlers de paix. Je dis donc aux institutions juives : instrumentaliser l’antisémitisme aujourd’hui pour encourager les juifs de France à partir en Israël, c’est nuire aux juifs de France.

Vous organisez au Sénat, le 12 mars, une journée de débats pour œuvrer à la réconciliation entre juifs et musulmans. N’est-ce pas naïf aujourd’hui ? Peut-on encore « retisser les liens » ?

J.-C. A. : Si on appréhende les choses ainsi, il n’y aurait donc plus rien à faire ! Ce n’est pas envisageable. En tout cas pour nous. Sinon, il n’y aurait plus qu’à laisser empirer les choses. Nous nous y refusons. Une initiative telle que celle-là, si elle n’est pas suivie par d’autres et relayée ailleurs, ne servira à rien. Mais j’ai envie de dire : qui ne fait rien maintenant ne fera rien demain… Ce que nous voulons, c’est réunir non seulement des intellectuels, mais surtout des gens qui travaillent sur le terrain : des militants associatifs de bords différents, des imams et des rabbins de quartier, etc. Et faire en sorte que la parole qui aura été entendue là puisse être répercutée plus loin, sur le terrain lui-même. On ne peut pas rester les bras croisés et attendre les répercussions de la prochaine gaffe de Roger Cukierman.

[^2]: Ce qui a donné lieu à une publication sous leur direction : Juifs et musulmans : une histoire partagée, un dialogue à construire, La Découverte, 2006.

[^3]: De 14 h 30 à 20 h, avec l’association « Le pari(s) du vivre-ensemble », journée intitulée « Juifs et musulmans : retissons les liens ! ». Programme et inscription (gratuite mais obligatoire) : juifsetmusulmans2015.fr

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