Bruce Springsteen : La peau américaine

Born to Run, autobiographie artistique de Bruce Springsteen, est aussi une réflexion sur les relations raciales aux États-Unis.

Pauline Guedj  • 19 octobre 2016 abonné·es
Bruce Springsteen : La peau américaine
© Photo : BERTRAND GUAY/AFP

Esplanade du château de Vincennes, 18 juin 1988. Bruce Springsteen participe au concert organisé par SOS-Racisme. Sur scène, il est aux côtés du saxophoniste afro-américain Clarence Clemons, le « Big Man », tout de blanc vêtu. « Le racisme est un poison au cœur de la société américaine, s’exclame-t-il, et je suis fier d’être là. » Le duo entonne une version acoustique de Promised Land. La voix s’élève, le saxophone transperce. Difficile de rester de marbre.

La lutte conte le racisme est un combat qui préoccupe Bruce Springsteen depuis le début de sa carrière. Le musicien est connu pour son engagement politique et, fréquemment, il s’est insurgé contre la violence faite aux Noirs. Dans son autobiographie, qui vient d’être traduite en français, Born to Run, la race est une notion qui revient souvent. Quelques anecdotes et des commentaires ici et là qui font du musicien un observateur sensible des hiérarchies raciales dans le pays.

Bruce Springsteen est un enfant du New Jersey. D’origines irlandaise et italienne, il est issu des deux groupes d’Européens les plus socialement dévalorisés, ceux dont l’inclusion dans la catégorie raciale blanche a été, aux États-Unis, le résultat d’un long processus d’ascension sociale et économique. Enfant, Springsteen fréquente les gamins du quartier, dont quelques Afro-Américains. Les enfants jouent ensemble. Les parents, eux, sont cordiaux mais distants, parfois mal à l’aise mais silencieux.

Cet équilibre précaire explose en 1969, lorsque le jeune homme assiste à une scène d’émeute. Un garçon noir a été tué. Les habitants afro-américains de la ville se soulèvent. Plus tard, dans ce contexte tendu, Springsteen, devenu musicien, sera à la recherche d’un style qui rende compte des troubles de l’époque. Dans ses textes, il invente des personnages qui sont des archétypes de la société. Musicalement, il trouve un son rock aux accents soul. Progressivement naît le E Street Band, le groupe qui l’accompagnera pendant une grande partie de sa carrière et qui, dans une de ses formes initiales, est strictement biracial. Trois Noirs, trois Blancs.

En studio ou dans les concerts, Clarence Clemons est l’une des marques de fabrique du E Street Band. Ses solos s’intègrent aux compositions, aux histoires racontées par les chansons. Dans le livre, de longs moments sont consacrés à la collaboration entre les deux musiciens. Leur entente relève de l’alchimie, « il y avait quelque chose entre nous. L’avenir était en train de s’écrire ». En point d’orgue, une séance photos légendaire pour la pochette de l’album Born to Run. Le disque en main, on observe d’abord le jeune Springsteen, l’air malicieux. Puis, une fois la pochette dépliée, on découvre que celui-ci est accoudé au saxophoniste. Avec cette photo, Springsteen casse les règles des genres musicaux et affirme une complicité entre Noirs et Blancs, hors norme dans un pays encore largement ségrégué. L’impact de l’image sera énorme et marquera profondément les représentations liées à la race dans les milieux populaires blancs.

Un message puissant, certes, mais Springsteen n’est pas dupe. Lorsqu’il évoque Clemons, il sait que le spectre de la race n’est jamais loin. « Peu importe à quel point nous étions proches, j’étais blanc. Nous vivions dans le vrai monde, où nous savions que rien ne peut effacer la race. » Pour Springsteen, la race est inhérente à l’expérience américaine, et ses chansons portent en elles les traces de cette présence inévitable. En 2000, un très beau morceau, American Skin, vient nous rappeler avec force cet état de fait. Réaction au meurtre par la police de New York du jeune Amadou Diallo, la chanson donne voix au chapitre à chacun des -personnages : la victime, sa mère, le policier. La mélancolie s’installe et, tranquillement, le poison du racisme se répand au cœur de l’Amérique.

Born to run, Bruce Springsteen, traduit de l’américain par Nicolas Richard, Albin Michel, 640 p., 24 euros.

Culture
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