Procès des ex-Goodyear : la violence de l’accusation

Jugés en appel au tribunal d’Amiens ce mercredi, les anciens salariés de l’usine Goodyear n’en démordent pas et demandent la relaxe. De son côté, l’accusation requiert vingt-quatre mois de prison avec sursis. Une peine adoucie, mais toujours extrêmement lourde de sens. Délibéré le 11 janvier.

Chloé Dubois (collectif Focus)  • 20 octobre 2016 abonné·es
Procès des ex-Goodyear : la violence de l’accusation
© Photo de couverture : Manifestation de soutien aux Goodyear en janvier 2016 (Chloé Dubois). nnPhoto insérée dans l'article : FRANCOIS NASCIMBENI / AFP

Avant même le début de l’audience, des milliers de personnes se retrouvent devant les grilles du tribunal. Appelant à la relaxe des anciens salariés de l’usine de pneus Goodyear, jugés ce mercredi à la cour d’appel d’Amiens pour « séquestration » et « violences » à l’encontre de deux cadres de l’établissement, tous arborent fièrement leurs drapeaux CGT. Parmi les prévenus, un seul n’était ni adhérent, ni élu de ce syndicat, largement majoritaire au sein de l’entreprise. En début de soirée, c’est aussi ce que leur avocat, Me Fiodor Rilov, va longuement plaider. Car du côté de la défense, la position est claire. Présents sur les lieux de la « séquestration », les prévenus assurent qu’ils sont innocents. Si certains expliquent avoir tenté de « gérer la situation et éviter que cela ne dégénère » et que d’autres concèdent avoir « parlé fort », « tapé la main sur la table » et exprimé leur colère face aux dirigeants locaux, jamais ils n’ont contraint les cadres à rester.

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Un procès emblématique

Aux alentours de 9h ce mercredi matin, l’audience commence. Après un bref rappel du contexte dans lequel les évènements se sont déroulés – dégradation des relations avec la direction depuis 2007, blocages et procédures juridiques interminables destinées à sauver l’usine -, le président Grouman réaffirme les accusations de « séquestration » et de « violences » commises à l’encontre des deux cadres de Goodyear. Ces derniers ont été retenus durant trente-six heures entre le 6 et le 7 janvier 2014 par des employés en colère qui venaient d’apprendre la fin des négociations et la fermeture du site.

Jugé en cour d’appel, après une première condamnation prononcée en janvier 2016, ce procès se tient sans plaignant. Goodyear, ainsi que les cadres concernés, ont en effet retiré leur plainte. Raison pour laquelle l’avocat général justifie l’implication du ministère public, qui « ne peut faire autrement » que d’attaquer « lorsque la dignité humaine est en jeu » : « Des gestes et des mots intolérables » ont été portés à l’égard des deux cadres retenus, « des salariés au même titre qu’eux, qui n’ont fait qu’exécuter les ordres et sont également victimes de la fermeture », lance même l’avocat général en direction du banc des prévenus.

Dans la salle, quelques soupirs retentissent, des yeux se lèvent vers le ciel, signe d’une discrète indignation. Parce qu’au delà des « violences », que les prévenus nient avoir commises, c’est surtout l’attitude colérique des salariés qui est remise en question. Alors, ils le rappellent encore : ils vivaient « leurs pires instants ».

Pendant ce temps, certaines personnalités de la gauche anti-gouvernementale affichent leur solidarité envers les prévenus dans l’un des parcs d’Amiens, où un « village militant » est installé. Olivier Besancenot (NPA) et Nathalie Artaud (LO) y ont notamment été aperçus. Dans la salle d’audience, Jean-Luc Mélenchon fait même une courte apparition : quinze minutes. En sortant, le candidat à la présidentielle a largement salué les appelants, secouant les poings en guise de soutien.

© Politis

« Ils étaient à bout »

« On a essayé de les détruire psychologiquement », scande l’avocat général au cours de son réquisitoire. « En multipliant les humiliations et les gestes vexatoires, en les insultant [de « girouettes » ou de « connards » ! NDLR] », les huit anciens salariés de l’usine se seraient rendus coupables « d’actes de délinquance de droit commun ». D’où la condamnation, prononcée en janvier dernier : deux ans de prison dont neuf mois ferme. Cela dit, le parquet se veut plus « compréhensif ». Il recommande aux trois juges, visiblement las de cette journée et ayant à cœur de ne pas faire déborder le procès au lendemain, que l’intégralité de la peine soit prononcée, mais effectuée uniquement en sursis. Parce que « c’est toujours un drame de voir une entreprise fermée ».

Mais l’avocat général reprend de plus belle – « Un conflit social ne saurait justifier ces actes » – et fait mine de se désespérer sur « l’état du dialogue social » en France : « Avant, on bloquait les machines. Après, il y a eu des dégradations des outils de travail. Et maintenant, on doit accepter la séquestration ? »

Alors que la répression syndicale et des mouvements sociaux se durcit en France (affaire de la « chemise arrachée » chez Air France, violences policières au cours des manifestations contre la loi travail, affaire Tefal…), cette déclaration laisse les appelants pantois. De leurs côtés, les prévenus s’estiment en effet « victimes de tout » dans cette histoire. Faut-il rappeler la détresse et la violence quotidiennes qui régnait sur leur lieu de travail ? « Ils étaient à bout », résume Martine Devillers, inspectrice du travail.

Présente en sa qualité de témoin, celle-ci explique s’être rendue à plusieurs reprises sur le site d’Amiens-Nord. Dont ce lundi 6 janvier, en fin d’après-midi, alors que la « séquestration » était en cours. Lorsqu’elle arrive sur les lieux, « il y avait déjà une centaine de personnes dans la salle, et des journalistes, explique-t-elle. Mais lorsque je suis allée parler aux deux cadres, assis devant la table, ils ne m’ont fait part d’aucunes doléances ».

Si l’ambiance était « électrique », Martine Devillers assure à la barre que ce climat « anxiogène » durait depuis de nombreuses années. Il était même « de notoriété publique que la situation allait de mal en pis ».

Un climat délétère et une violence quotidienne

« Nous avions déjà alerté la direction de ce que nous avions pu constater, assure l’inspectrice du travail, faisant allusion à la « sous-occupation des salariés » et la « souffrance que cela pouvait générer chez les ouvriers qui devaient parfois rester des dizaines d’heures devant leurs machines sans jamais les mettre en route. » « Cela s’appelle le bore-out », précise Martine Devillers à l’intention du président Grouman. Les conséquences : « Conduites addictives », « cas de dépressions », et même de nombreuses maladies graves, dont des « cancers »… Sur le site d’Amiens-Nord, l’inspection du travail avait d’ailleurs prévenu que les salariés manipulaient, sans protections adéquates, des produits toxiques et cancérigènes depuis des dizaines d’années.

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Au-delà de la santé physique, les ex-Goodyear rappellent que l’un des deux cadres errait parfois dans l’usine, disant « qu’il était là pour en finir avec le site ». Aucune illusion donc, sur l’avenir qui s’offrait à eux, ni de la détresse solidement ancrée en eux.

C’est en tout cas ce qu’expliquent à la barre certains prévenus qui disent avoir fait les frais de cette ambiance, se plongeant notamment dans l’alcool. « Depuis plusieurs années, des salariés buvaient sur leur lieu de travail, assure l’un d’eux. Un autre, accusé d’avoir « tirer l’oreille » devant les caméras de l’un des deux cadres, reconnaît avoir « trop bu » lors des « évènements ». Mais il décrit aussi un climat en partie à l’origine de son « alcoolisme ». Et s’il reconnaît avoir « touché » l’oreille du dirigeant – seul fait de violence abordé durant l’audience –, regrettant ce geste vécu comme une « humiliation », il nie avoir empêché, verbalement ou physiquement, les deux cadres de partir. Là-dessus, l’avocat général, M. Taihardat, se fend d’un : « Je vous félicite d’admettre que celui qui boit est responsable. » « Si certains l’ont fait, je ne les vois pas sur le banc des accusés », lâche l’ouvrier.

Parmi les huit Goodyear, trois étaient sous l’emprise de l’alcool entre le 6 et le 7 janvier. L’un d’eux avait également consommé du cannabis.

La colère des salariés face à la violence patronale

Expliquer, plutôt que justifier. C’est en tout cas ce qu’ont tenté de faire les huit appelants. Particulièrement attendus par la presse, les mots de Mickaël Wamen visent en effet à re-contextualiser les faits. « J’aurais préféré ne pas être là, lance-t-il d’emblée. Mais si j’étais parti, peut-être aurais-je été convoqué pour non-assistance à personne en danger. »

Après l’intervention de Mickaël Mallet, élu CGT au sein de l’entreprise, qui venait d’apprendre au président de la cour qu’une « personne était déjà entrée dans l’usine avec une arme à feu », M. Wamen parle d’un autre ouvrier qui, dans un instant de folie, « avait poignardé deux de ses collègues ». D’autres encore menaçaient de se suicider.

De l’avis de ces deux ex-Goodyear, il était devenu difficile pour M.D., l’un des deux cadres retenu, « de se balader sur le site ». D’ailleurs, ils estiment au contraire avoir « contribué à ce que les gens décidés à en découdre n’arrivent pas à leurs fins ». Jean-François Quandalle, un autre prévenu, raconte même s’être interposé entre l’un des cadres et trois salariés, qui l’avaient attrapé par le col.

Pour Mickaël Wamen, qui assure aux côtés de Reynald Jurek que la réunion qui devait se tenir était prévue dans le bureau de la direction entre les élus et la direction, la décision d’organiser une rencontre avec les salariés était tout bonnement inconséquente. « Vous dîtes que c’est un complot ? », attend l’avocat général. « Je dis que je suis innocent, répond simplement M. Wamen. Mes problèmes avec la direction, je les règle devant les tribunaux. Si j’avais commis un délit, je l’assumerais. »

Et à en croire Eveline Becker, responsable CGT au sein de l’entreprise citée comme témoin à la barre, c’est la direction qui « a voulu que ça se passe de cette manière pour discréditer les élus du personnel et que tout pète » .

Le délibéré sera rendu le 11 janvier prochain, soit presque un an jour pour jour après la condamnation en première instance des huit Goodyear. Si la précédente sanction, appelant à neuf mois d’enfermement, avait suscité une vague de protestations, qu’en sera-t-il si celle-ci doit effectivement s’appliquer, mais en sursis ? Car symboliquement, la peine requise reste la même.