À la santé d’Istanbul

À travers l’histoire d’un marchand ambulant, le prix Nobel turc Orhan Pamuk dresse un grandiose portrait-fleuve de la ville qui traverse son œuvre..

Anaïs Heluin  • 6 septembre 2017 abonné·es
À la santé d’Istanbul
© PHOTO : C. Hélie/Gallimard

Orhan Pamuk a beau être souvent lu et interrogé comme un fin analyste de la situation politique turque, il est aussi un romancier sentimental. Il le disait dans Le Romancier naïf et sentimental (Gallimard, 2012), réflexion sur l’art du roman appuyée sur un essai de Friedrich Schiller ; il l’affirme une nouvelle fois dès les premières pages de Cette chose étrange en moi. Paru en Turquie en 2014 avant d’être traduit par Valérie Gay-Aksoy et publié en France chez Gallimard, ce nouveau roman-fleuve s’ouvre en effet sur un enlèvement par amour.

Le récit est a priori digne d’un conte oriental. Mevlut Karatas, vendeur de yaourt et de boza – « boisson asiatique traditionnelle obtenue à partir de millet fermenté, […] agréablement parfumée et légèrement alcoolisée », précise plus tard un narrateur anonyme à la troisième personne –, fuit son village d’Anatolie centrale avec Rayiha, une jeune fille d’un village voisin, croisée quatre ans plus tôt lors du mariage de l’aîné de ses cousins paternels. Mais, chez l’auteur de Neige (Gallimard, 2005), les amours sont souvent sinon tout à fait trompeurs, du moins beaucoup plus complexes qu’il n’y paraît. Au point que les 660 pages du livrene suffiront pas à épuiser le sens de ce rapt initial. Et encore moins ses conséquences.

Mevlut et Rayiha ne rejoignent pourtant pas le cortège d’amants malheureux imaginés par Orhan Pamuk. Contrairement à Ka et Ipek, de Neige, ou à Kemal et Sibel, du Musée de l’innocence (Gallimard, 2011), dont l’union reste dans le domaine du rêve, le couple de Cette chose étrange en moi trouve le bonheur à Istanbul. Cela malgré la pauvreté et les affrontements entre nationalistes et communistes qui ravagent la capitale à partir de 1977. Et, surtout, en dépit d’une manigance orchestrée le jour de l’enlèvement par Süleyman, le deuxième cousin du personnage principal. Lequel, au lieu de la belle Samiha, dont le regard lui avait inspiré de nombreuses lettres fleuries, se retrouve avec sa sœur aînée, Rayiha.

Avec un humour toujours respectueux, Orhan Pamuk se détourne ainsi des clichés de la poésie ottomane pour embrasser une histoire contemporaine : celle d’Istanbul, de la naissance du marchand en 1957 à son installation dans un immeuble moderne à neuf étages en 2012. Décor favori du romancier turc, qui n’a jamais cessé d’y vivre, la métropole apparaît dans ce texte sous un angle singulier. Observée jusque-là depuis ses quartiers les plus riches et occidentaux, où vit la bourgeoisie intellectuelle familière à l’auteur, elle est ici approchée dans ce qu’elle a de plus précaire : les bidonvilles construits dans les années 1950 lors des premières grandes vagues d’exode rural, dont fait partie le père de Mevlut.

Central dans ses deux romans précédents, où il va jusqu’à participer à l’intrigue, le double littéraire d’Orhan Pamuk se fait ici discret. Au milieu d’une multitude de voix à la première personne, il prend en charge le récit de Mevlut sans jamais préciser la nature de leurs relations. En considérant les gestes de son protagoniste comme un langage à part entière. Comme un art transmis de génération en génération, aussi noble que celui de la miniature ottomane dans Mon nom est rouge (2001). Nourri par un long travail d’enquête, ce récit polyphonique décrit avec une grande précision les métiers exercés à Istanbul par les anciens paysans d’Anatolie. À commencer par la vente ambulante, pratiquée par Mevlut dès l’âge de douze ans.

L’amour, chez Orhan Pamuk, côtoie ainsi des réalités et des langages qu’on a peu l’habitude de lui voir fréquenter en littérature. C’est là l’aspect le plus politique de Cette chose étrange en moi. Entre autres parce qu’il permet à l’auteur de mettre la condition féminine au cœur de sa fresque familiale.

Si la montée de l’islamisme, les dérives autoritaires du gouvernement ou encore l’arrivée de nombreux migrants syriens en Turquie à partir de 2011 sont évoquées par Mevlut et ses proches, c’est de manière presque anecdotique. Comme l’écho d’une rumeur lointaine qu’ils s’approprient comme ils peuvent. Selon leurs moyens intellectuels, entre une tournée de boza ou de yaourt, un service dans un petit restaurant de döner et de brefs moments d’intimité. Plus encore que les autres, Mevlut échappe à tout clan politique. Ou, plutôt, il oscille sans s’impliquer davantage auprès des militants kurdes fréquentés dans sa jeunesse que du cheikh soufi chez qui il se réfugie parfois à l’âge adulte.

Depuis son enlèvement à demi manqué, Mevlut a toujours un temps de retard sur les autres. Il débute dans la vente ambulante de yaourt juste avant que soient commercialisés des produits en pots de verre ou de plastique, et se lance dans la boza alors que le raki est en train de gagner les cafés et les foyers. Si ce léger anachronisme fait de lui une victime idéale du capitalisme en plein essor, Orhan Pamuk en fait aussi la qualité principale de son héros, sa poésie. Parmi les plus beaux passages du livre, ceux qui relatent les errances de Mevlut dans une ville qui se transforme au fil des pages ont un charme quasi-situationniste.

Grâce à ces parenthèses de hasard et de contemplation, Orhan Pamuk échappe à la noirceur. De justesse, mais avec panache. Habile équilibriste, il se place au bord du gouffre stambouliote d’hier pour dire celui d’aujourd’hui. Écrit à Istanbul malgré les menaces que fait régulièrement peser le gouvernement turc sur le romancier, Cette chose étrange en moi est l’équivalent des déambulations nocturnes et des amours de Mevlut : une liberté arrachée à une oppression quotidienne.

Cette chose étrange en moi, Orhan Pamuk, traduit du turc par Valérie Gay-Aksoy, Gallimard, 661 p., 25 euros.

Littérature
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