« Implanter la Corse dans le XXIe siècle… »

De meeting en meeting, entre Corte et Bastia, les nationalistes apparaissent majoritaires au sein de la jeunesse insulaire. Reportage.

Olivier Doubre  • 6 décembre 2017 abonné·es
« Implanter la Corse dans le XXIe siècle… »
© photo : Manifestation de Ghjuventu independentista pour nun statut de résident, le 13 juin 2015, à Ajaccio.PASCAL POCHARD CASABIANCA/AFP

On ne saurait arriver à Corte, quatrième ville corse par son importance, qui compte aussi 60 % d’étudiants, sans avoir le regard attiré par les innombrables graffitis sur tous les murs de la ville. Inévitables sont les triangles symbolisant la forme de l’île, avec une pointe en haut à droite pour le Cap Corse, accompagnés des trois lettres « IFF », que l’on peut développer en deux versions. Plus fréquemment : « I Francesi Fora », ou « Les Français dehors ». D’autres fois, plus rarement, « I Fascisti Fora », pour « Les fascistes dehors ». D’autres inscriptions fleurissent un peu partout pour commémorer les 30 ans de la disparition de « JBA », Jean-Baptiste Acquaviva, figure incontournable du nationalisme clandestin, décédé le 15 novembre 1987, armes à la main, après avoir rejoint le maquis…

À l’entrée de la faculté de droit et de sciences économiques et sociales, les militants de la Ghjuventù Indipendentista (GI, Jeunesse indépendantiste) [1], l’une des plus importantes organisations étudiantes à Corte, annoncent la couleur. En réponse aux nombreuses interpellations de leurs militants l’an passé, et par une inscription sans ambiguïté, en forme d’avertissement : « Ghjustizia ò Viulenza », « Justice ou Violence ». Et, sur le côté du campus, d’autres graffitis rappellent aussi les 41 ans de la création du FLNC…

Comment expliquer, après cinq ans sans action armée clandestine et le début d’un processus de « démilitarisation » annoncé en 2014 par le FLNC (lors d’une conférence de presse en armes au milieu du maquis dans la plus pure tradition), qu’une grande partie de la jeunesse corse affirme un tel attachement aux idées nationalistes ? Toutes les enquêtes d’opinion auprès des jeunes Corses montrent qu’une grande majorité d’entre eux vote pour la mouvance nationaliste.

En 2010, à la veille du premier tour des régionales, on estimait à 44 % les moins de 35 ans susceptibles de voter pour ce camp, et même 49 % des 18-24 ans. En décembre 2015, 55 % des 18-25 ans se sont prononcés ainsi. Avant le scrutin du 3 décembre, tous les spécialistes de l’opinion publique prédisaient une amplification de cette tendance.

Petru Vesperini, ancien étudiant à Corte et militant de Corsica Libera, aujourd’hui vice-président de l’Assemblée de la jeunesse, organe consultatif mis en place par la majorité nationaliste aux responsabilités à Ajaccio depuis 2015, se félicite de l’engagement des jeunes insulaires : « Nous avons la chance d’avoir une jeunesse passionnée par la politique, même si tous ne sont pas militants. C’est vraiment un atout pour notre île, puisque cela tranche franchement avec le continent. »

L’amphithéâtre de Corte, qui accueille ce 29 novembre le meeting de la liste « Pè a Corsica », est bondé. Certes, nombreux sont les anciens militants qui ont fait le déplacement, mais les étudiants, habitués des lieux, constituent une grande partie du public. Aucun d’entre eux n’a oublié son drapeau blanc à la tête de Maure et ne dissimule son vif enthousiasme pour ce qu’ils sont fiers d’appeler la « lutte des patriotes ». Rencontrés dans la foule, Matthieu et Marie-Françoise sont de la plupart des meetings proches de Corte ou de Bastia. Drapeaux sous le bras, ils expliquent tous deux leurs sympathies nationalistes, « partagées à coup sûr par plus de la moitié des jeunes Corses, sans que tous soient des militants actifs », à la fois « par un attachement à une histoire et à une langue », mais surtout par « la volonté d’implanter la Corse dans le XXIe siècle ».

Ainsi, poursuit Mathieu, « nous sommes une nation sans État, résultat d’une histoire qui a débuté avec la conquête militaire par la France. Mais il faut dépasser cela et aller de l’avant. Aujourd’hui, beaucoup de jeunes essaient d’échapper à la contrainte de l’exil en créant des dynamiques ici, dans l’île ».

Pour Marie-Françoise, « voter pour les nationalistes, c’est signifier notre désir de travailler ici, de se développer et de s’implanter, malgré toutes les difficultés que nous connaissons dans le tissu économique ».

Pour autant, une part des jeunes sympathisants nationalistes ne cachent pas un certain attrait pour la liste des radicaux du Rinnovu, intitulée « Core in fronte » (« Cœur en avant ») mais dont l’emploi du vocable « fronte » vient aussi souligner sa volonté d’incarner la fidélité à un nationalisme originel et radical. Son leader, Paul-Félix Benedetti, insiste d’ailleurs sur un discours plus social, plus marqué à gauche, voire à l’extrême gauche. Même si Petru Vesperini et Matthieu (qui ne partagent pas cette sensibilité et ne voteront pas pour cette liste nationaliste dissidente) pensent, non sans un brin d’inquiétude parfois, que « la liste de Paul-Félix Benedetti peut faire un bon score chez certains jeunes, lesquels ne se reconnaissent pas complètement dans le bilan de la majorité sortante ». Et le vice-président de l’Assemblée de la jeunesse d’appeler celle-ci « à ne pas se tromper de colère ».

Mais Petru Vesperini ne peut s’empêcher de pointer aussi « l’attitude irresponsable de Paris, qui bloque tout et refuse toute proposition de notre majorité ». Finalement, au vu des résultats du premier tour, son souhait a été exaucé, avec un très fort taux de jeunes qui ont voté pour la liste emmenée par Gilles Simeoni, alors que celle de Paul-Félix Benedetti n’est pas qualifiée pour le dimanche suivant…

[1] Lire aussi notre reportage sur les jeunes autonomistes d’Ajaccio, publié dans notre dossier du n° 1402 (4 mai 2016).

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