Cette droite qui absout les antisémites

En dénonçant une pseudo-judéophobie de la gauche, certains penseurs et publicistes cherchent à faire oublier que la haine des juifs est née, et continue de prospérer, à l’extrême droite.

Sébastien Fontenelle  • 18 avril 2018 abonné·es
Cette droite qui absout les antisémites
© photo : Les manifestations du 1er mai 2002, ici à Paris, contre la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour de la présidentielle.crédit : JOËL Robine/AFP

Fin 2017, Antoine Gallimard, PDG de la prestigieuse maison d’édition du même nom, confirme qu’il veut procéder à une réédition des pamphlets antisémites de Céline, supervisée par un professeur de littérature québécois, qui réduit ces textes abjects à des « écrits polémiques » (et qui par ailleurs affiche sur sa page Facebook « les marques d’une nette sympathie pour Marine Le Pen [1] »). Comme ce projet soulève un tollé, Gallimard y renonce temporairement, et non sans avoir proféré qu’« aujourd’hui l’antisémitisme n’est plus du côté des chrétiens mais des musulmans », qui « ne vont pas lire les textes de Céline ».

Contre la « bien-pensance »

Quelques semaines plus tard, le Haut Comité aux commémorations nationales publie, comme chaque année, un épais recueil dans lequel sont présentés les événements que la République a prévu de « célébrer » – le mot est de Françoise Nyssen, ministre de la Culture, qui l’emploie dans l’avant-propos – en 2018. Et notamment la naissance, en 1868, de Charles Maurras, fondateur de l’Action française, et le décès, en 1968, de l’écrivain collaborationniste Jacques Chardonne. Scandale supplémentaire : dans ce Livre des commémorations nationales, les notices consacrées à ces deux personnages omettent toute référence à leur antisémitisme.

L’amalgame du Crif

Le 23 mars 2018, une octogénaire juive, Mireille Knoll, est assassinée à Paris dans des circonstances particulièrement abominables. Dans un salutaire réflexe, une marche blanche contre l’antisémitisme est aussitôt organisée cinq jours plus tard, à laquelle souhaitent notamment participer plusieurs élus – dont Jean-Luc Mélenchon, de la France insoumise, et, d’autre part, des représentants du Front national (FN), parmi lesquels sa présidente, Marine Le Pen. À la veille de ce rassemblement, Francis Kalifat, président du Conseil représentatif des institutions juives de France, fait alors cette déclaration stupéfiante : « Ni Jean-Luc Mélenchon et les Insoumis, ni Marine Le Pen et le FN ne seront les bienvenus demain. » Et, de fait, les uns comme les autres seront, vingt-quatre heures plus tard, éjectés du cortège. Par quelle aberration est-il devenu possible de façonner publiquement un si « scandaleux amalgame entre la France insoumise et le Front national, c’est-à-dire entre un mouvement et un homme irréprochables dans le combat contre l’antisémitisme, et un parti d’extrême droite dont le fondateur s’est rendu plusieurs fois coupable de ce délit » (édito de Denis Sieffert du 28 mars) ?

Une divagation de BHL

Le 27 mars 2018, le philosophe Bernard-Henri Lévy écrit dans un tweet : « Le Washington Post me fait dire que, même dans les années 1930, on ne venait pas, en plein Paris, défenestrer, cribler de coups de couteau et brûler des juifs chez eux. Hélas, c’est tragiquement vrai. » Dans la réalité, bien sûr, le quotidien américain, qui consacre un long article à l’atroce assassinat de Mireille Knoll, ne fait que rapporter les propos que BHL a effectivement tenus dans une interview, et qu’il répète cinq jours plus tard sur France Inter : « Dans les années 1930, on ne tuait pas les juifs dans les rues de Paris ou dans leur appartement. Donc, dans les années 1930… D’une certaine manière, on fait pire aujourd’hui. »

Pire, vraiment ? Outre que son hypothèse selon laquelle aucun crime de sang à caractère antisémite n’a été perpétré en France dans l’avant-Seconde Guerre mondiale est pour le moins – très – hasardeuse, BHL ne peut pas ignorer que le pays, à l’époque, est littéralement rongé par un anti­sémitisme qui, par exemple, s’exhibe jusqu’aux devantures des kiosques, où des journaux hurlent quotidiennement leur abjecte haine des juifs. Lesquels seront, à la fin de cette décennie dont le philosophe ose soutenir qu’elle leur était « d’une certaine manière » moins dure que la France d’aujourd’hui, déportés par dizaines de milliers vers les camps de la mort nazis…

Car les auteurs de ces courtes biographies ne sont pas complètement neutres. Le premier, historien (il prépare, sous cette casquette, une réédition des souvenirs d’avant-guerre du fasciste Robert Brasillach, condamné à mort à la Libération), a notamment donné, en 2014, une conférence dans les locaux parisiens de l’Action française. Le second, journaliste, tient chronique dans l’hebdomadaire d’extrême droite Rivarol (2), dont le directeur a plusieurs fois été condamné pour incitation à la haine raciale et contestation de crime contre l’humanité.

Ces quelques faits, additionnés à l’exclusion des élus de la France insoumise de la marche blanche organisée après l’assassinat de Mireille Knoll (voir encadré), révèlent une ambiance particulière de notre époque, où certaines immondices antisémites se trouvent insidieusement couvertes d’une étonnante bénignité. Mais contre cela, curieusement, les contempteurs obsessionnels de la « gauche antisémite » protestent à très bas bruit.

Pour le comprendre, il faut remonter aux sources d’un « intolérable chantage (3) » à l’antisémitisme qui dure depuis les toutes premières années de ce siècle, quand des intellectuels médiatiques, flanqués de leurs journalistes d’accompagnement et vite rejoints par des politiciens, entreprennent de banaliser, dans l’espace public, l’expression des ressentiments qu’ils avaient jusqu’alors plus ou moins contenus. Complètement désinhibés par les attentats du 11 septembre 2001, ils vont dès lors s’employer à entretenir, dans l’opinion, une constante défiance antimusulmane, puis une plus large détestation de ce qu’ils appellent la « bien-pensance ».

Procès en « judéophobie »

Pour mieux asseoir leur emprise, ces « nouveaux réactionnaires » – selon l’heureuse expression de feu Daniel Lindenberg, qui avait tôt prédit leur avènement (4) – inaugurent alors un procédé particulièrement détestable mais redoutablement efficace, et qui présente au surplus l’avantage qu’il détourne l’attention de leurs propres hantises : ils intentent contre « la gauche » d’odieux procès en « judéophobie ».

Dès 2002 et la qualification de Jean-Marie Le Pen pour le second tour de la présidentielle, qui jette dans les rues des millions de manifestants, le philosophe Alain Finkielkraut trouve alors, pour caractériser ces rassemblements, un mot étonnant : il s’agit, explique-t-il, d’une « danse » dans laquelle lui-même refuse d’entrer. Car, assène-t-il : ces « danseurs […] font aujourd’hui la vie dure aux juifs ». Sur quoi échafaude-t-il cette assertion extravagante, par laquelle les foules mobilisées contre un parti dont le chef formule régulièrement des ignominies – tel le « point de détail » pour qualifier les chambres à gaz de la Seconde Guerre mondiale – se trouvent marquées d’un infamant sceau d’antisémitisme ? Finkielkraut soutient que, dans l’esprit de ces manifestants, « ce dont les juifs ont à répondre, désormais, ce n’est pas la corruption de l’identité française, c’est le martyre qu’ils infligent, ou laissent infliger en leur nom, à l’altérité palestinienne ».

Cette allégation est, dans le meilleur des cas, un grossier sophisme. Mais, dans une époque caractérisée par une droitisation générale du débat public, et dans laquelle la presse dominante se félicite que de courageux penseurs osent enfin proclamer que « la bête immonde revient par la gauche (5) », ces diffamations vont devenir d’un usage constant.

En 2005, le journaliste du Figaro Alexis Lacroix publie ainsi un essai dont titre et sous-titre disent la triste ambition : Le Socialisme des imbéciles. Quand l’antisémitisme redevient de gauche (6). Son éditeur, accommodant, soutient que ce livre fait la démonstration qu’« aujourd’hui […] l’extrême gauche maquille sa haine sous le discours antisioniste », et qu’« en nazifiant Israël elle fait du judaïsme un racisme, et des juifs des fascistes ». Mais sa lecture, accablante, révèle que, lorsque vient le moment de documenter un peu sérieusement cette imputation, l’auteur ne produit – et pour cause – qu’un seul et unique exemple susceptible de la valider : celui d’un « sketch interprété par le comédien » Dieudonné M’Bala M’Bala « sur le plateau d’une émission de télévision », durant laquelle ce dernier, « grimé en rabbin ultra-orthodoxe », a fait un salut nazi en éructant « Isra-heil ! ». Or, ce triste personnage ne peut évidemment plus être compté, à ce moment-là, au nombre des représentants d’une gauche qui a déjà dénoncé sa dérive vers l’extrême droite.

Quelques années plus tard, l’historien Michel Dreyfus ne s’y trompe d’ailleurs pas et souligne dans un magistral ouvrage sur l’antisémitisme à gauche – immédiatement devenu un classique (7) – qu’Alexis Lacroix, lorsqu’il prétend démontrer que cette gauche « redevient » antisémite, « ne cite en ce sens aucun propos, aucune déclaration » probants. De surcroît, son livre, « confus sur le plan historique », ne dit rien, ou presque, de la « responsabilité de l’extrême droite, et d’abord du Front national, en matière d’antisémitisme ». Une double négligence regrettable, explique cet historien, car, « depuis l’affaire Dreyfus », le « poids » de l’antisémitisme « n’a cessé de décliner à gauche : aussi, à se focaliser sur l’examen de cette dernière, on risque d’oublier celui, beaucoup plus fort, émanant de la droite et de l’extrême droite ».

« Collaborateurs juifs »

Mais, précisément, cette omission n’est-elle pas, dans la guerre qu’ils mènent contre les « bien-pensants », l’un des objectifs plus ou moins avoués des publicistes qui, depuis deux décennies, réinventent régulièrement une gauche antisémite ?

Un début de réponse se trouve dans les surprenantes indulgences et complaisances auxquelles ces personnages, en certains cas, savent s’astreindre, et dont voici quelques exemples. Dans un livre paru au début de l’été 2000, l’écrivain Renaud Camus explique – sans indiquer par quelle méthode, exactement, il les a identifiés comme tels – qu’à son avis « les collaborateurs juifs duPanorama” de France Culture exagèrent un peu tout de même ». Car, précise-t-il : « Ils sont à peu près quatre sur cinq à chaque émission, ou quatre sur six, ou cinq sur sept, ce qui, sur un poste national et presque officiel, constitue une nette surreprésentation d’un groupe ethnique ou religieux donné ». Ce prosateur a donc compté, dans une tranche horaire donnée – il faut y insister, car ces hideurs sont rares –, les « collaborateurs juifs » d’un « poste national », et les a trouvés un peu trop nombreux… Bien évidemment, cette littérature provoque, dans les rangs principalement de la même gauche contre laquelle la droite réactionnaire intente alors d’incessants procès en judéophobie, des haut-le-cœur et une très vive répréhension.

Mais Alain Finkielkraut se précipite, lui, au secours de son excellent « ami » Renaud Camus : il le trouve certes un peu léger lorsqu’il se désole, par exemple, d’« entendre l’expérience française “avoir pour principaux porte-parole et organes d’expression une majorité de juifs, Français de première ou de seconde génération bien souvent, qui ne participent pas de cette expérience” ». Mais, pour autant, le philosophe ne peut envisager que ces propos fétides puissent trahir une quelconque hostilité : de son point de vue, l’écrivain qui les tient « fait » plutôt « le pari dangereux mais légitime de s’interroger, la plume à la main, sur lui-même comme sur le monde, sans précaution ni censure »

En d’autres termes, quand, au début des années 2000, des citoyens se mobilisent par centaines de milliers contre un candidat à la présidentielle plusieurs fois condamné pour ses propos, Alain Finkielkraut juge que ces manifestants « font la vie dure aux juifs » ; mais quand, au même moment, un auteur notoirement xénophobe déplore qu’il y ait trop de juifs sur une radio nationale, le philosophe ne voit rien qui ressemble à de la judéophobie…

« Cause palestinienne »

Quinze ans plus tard, le 22 octobre 2017, Renaud Camus twitte : « Le génocide des juifs était sans doute plus criminel, mais paraît tout de même un peu petit bras par rapport au remplacisme global » (il est l’inventeur de l’immonde concept de « grand remplacement » des Français de souche par des immigrés d’origine extra-européenne). Puis retwitte peu après : « Je m’en fous, collez-moi un procès, mais je le répète : l’univers concentrationnaire était une expérience de laboratoire, plus concentrée dans son atrocité mais infiniment moins large que le crime abominable de la substitution ethnique, destruction des Européens d’Europe. » Cela lui vaut d’être lui aussi poursuivi pour contestation de crimes contre l’humanité, mais, derechef, Finkielkraut préfère lui trouver d’abord la circonstance atténuante (8) que « c’est un crève-cœur pour lui de savoir que tant de Français vivent, à Saint-Denis, à Sevran, à La Courneuve, à Lunel et à Tourcoing, et même dans certains quartiers de Paris, comme dans une terre étrangère ».

Un mois plus tard, le 23 novembre 2017, l’hebdomadaire Le Point, qui n’a pas cru devoir évoquer les tweets atroces de Renaud Camus, met en revanche en ligne un long et creux article dans lequel, de nouveau, « la gauche radicale » se voit imputer une « vieille haine des juifs dissimulée derrière la cause palestinienne »

Et quand naît la polémique sur la commémoration officielle du cent-cinquantième anniversaire de la naissance de Charles Maurras, théoricien de l’antisémitisme d’État, il se trouve encore des voix pour s’offusquer de ce que l’État, finalement, y renonce. Comme celle du journaliste du Figaro Éric Zemmour, qui, le 2 février, explique que « Maurras n’était pas raciste » et que « son antisémitisme » n’était finalement qu’« un antisémitisme d’État, qui reprochait aux juifs un pouvoir excessif en tant que groupe constitué, à la manière de Richelieu luttant contre “l’État dans l’État” huguenot », puis se désole de ce que ce raffinement ait été emporté dans des rudesses militaires : « Ces considérations politiques subtiles furent balayées par la Seconde Guerre mondiale. » Avant de conclure, plein de nostalgie : « Il y eut une époque, pas si lointaine, où l’on pouvait évoquer Maurras sans peur ni reproches. » Deux semaines plus tard, c’est Franz-Olivier Giesbert, éditorialiste au Point, qui insère impunément, dans une supplique pour qu’un ex-secrétaire du même Maurras soit enterré à Paris, l’affirmation que « l’Action française […] ne fut pas […] globalement rongée par l’antisémitisme ».

De tout cela, des esprits malicieux pourraient presque conclure que les mêmes sophistes qui, depuis vingt ans, n’en finissent plus de faire le procès controuvé d’une gauche « judéophobe » sont beaucoup mieux accommodés aux obsessions intemporelles de la droite. Et que, par conséquent, l’aversion que leur inspire l’antisémitisme n’est peut-être pas si exacerbée qu’elle excède l’étroitesse de leurs menées idéologiques. Mais, pour les sceptiques, Alexis Lacroix vient d’écrire un nouveau livre (9), dédicacé notamment à son « ami » Alain Finkielkraut, où il redit, magnifiquement insensible aux remontrances des historiens, qu’il convient plus que jamais de se défier, « non de l’antique antisémitisme chrétien », mais « d’une partie des “progressistes” ».

(1) Le Monde, 4 janvier 2018.

(2) Mediapart, 7 février 2018.

(3) Antisémitisme : l’intolérable chantage, ouvrage collectif, La Découverte, 2003.

(4) Le Rappel à l’ordre. Enquête sur les nouveaux réactionnaires, Daniel Lindenberg, Seuil, 2002.

(5) Le Point, novembre 2005.

(6) La Table ronde, 2005.

(7) L’Antisémitisme à gauche. Histoire d’un paradoxe, de 1830 à nos jours, Michel Dreyfus, La Découverte, 2009.

(8) « L’esprit de l’escalier », RCJ, 29 octobre 2017.

(9) Modestement titré J’accuse et paru en janvier 2018 aux éditions de L’Observatoire.

Société
Temps de lecture : 11 minutes