L’Europe veut accroître son contrôle sur les lois locales, au nom de la directive Bolkestein

Un projet de réforme offre un droit de veto à la Commission européenne pour toute nouvelle loi concernant les services. Soixante-quinze ONG et villes en transition signent un appel commun contre une mesure « antidémocratique ».

Erwan Manac'h  • 15 novembre 2018
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L’Europe veut accroître son contrôle sur les lois locales, au nom de la directive Bolkestein
© Photo : Emmanuel DUNAND / AFP

C’est un nouveau rebondissement de la directive Bolkestein, ou directive Services, qui inquiète jusque dans les rangs des parlementaires français. Au nom de la « modernisation » de cette loi européenne organisant la libéralisation du marché des prestations de service, les dirigeants européens (1) sont en passe d’accéder à un des rêves des lobbies.

Le projet de réforme prévoit que tout projet de loi ou réglementation touchant au marché des services devra être notifié aux institutions européennes trois mois avant son adoption. Le temps pour la Commission de faire quelques observations, sur la compatibilité du projet de mesure avec la directive Services… Et pour les lobbies de déployer leur travail d’influence.

La directive Services Initialement appelée directive Bolkestein, du nom de son initiateur, la directive assouplit les règles encadrant le commerce des services, afin de « lever tout obstacle » à l’installation et stimuler la concurrence entre les entreprises des quatre coins du continent. C’est une mesure phare pour les libéraux, qui rêvent d’un marché entièrement libéralisé permettant toutes les « disruptions » sur ce secteur d’activité prédominant dans les économies européennes. Elle est en revanche fermement combattue par les défenseurs d’une vision plus protectionniste, alertant sur le risque de marchandisation des services publics et les effets néfastes induits par le « dumping » engendré par la mise en concurrence. Ils dénoncent surtout une perte de souveraineté des États et des collectivités locales.
Cela concerne tout particulièrement l’échelon communal, où sont édictées les exigences locales en matière de service. Si Paris était tenté par exemple de réguler l’activité de Airbnb ou Uber, elle devrait en informer la Commission trois mois avant de prendre sa décision.

Dans sa version initiale, le projet de réforme offre même à la Commission européenne le pouvoir « d’exiger que l’État membre s’abstienne d’adopter » la loi en question ou « abroge la mesure » (article 7). Un droit de veto qui induit une perte de pouvoir considérable pour les parlements nationaux et les élus locaux.

Les règles européennes prévoient aujourd’hui que tout nouvel acte législatif touchant aux services doit être notifié au système d’information sur le marché intérieur. Mais cela n’empêche pas l’adoption de mesures qui chagrinent les lobbies européens, dont Business Europe, le puissant club patronal. Leur gain de pouvoir serait considérable avec ce nouveau délai de trois mois, d’autant plus que la nouvelle procédure permettra un meilleur accès aux notifications pour les parties prenantes externes.

Mercredi 14 novembre, 75 organisations de la société civile, municipalités « en transition » (2) et syndicats ont signé une tribune commune dénonçant une mesure _« disproportionnée » et « antidémocratique ». Le projet serait notamment un obstacle de taille au mouvement municipaliste, qui tente de dessiner des alternatives au modèle libéral à l’échelon communal, notamment par une plus grande régulation démocratique des services et des biens communs (eau, transport, etc.). « Les villes ont un rôle crucial à jouer dans la résolution des problèmes sociaux et environnementaux de l’Europe et dans l’approfondissement de la démocratie, par l’engagement actif des citoyens », affirment les signataires.

Les parlementaires français inquiets

Le projet de réforme est en phase de « négociation inter-institutionnelle » au sein du trilogue, procédure européenne mettant le Conseil, la Commission et le Parlement autour de la table pour accélérer l’examen d’une loi. Il était programmé en séance ce jeudi 15 novembre, mais a été reporté in extremis quelques heures après la publication de la lettre ouverte, sur fond de profondes divisions entre les gouvernements européens.

Cela offre un peu de temps à l’ONG bruxelloise Corporate Europe Observatory (CEO), qui tente de lancer un débat public sur le sujet. Mais le texte devrait revenir rapidement, car la présidence de l’Union européenne, assurée par l’Autriche, aujourd’hui gouvernée par une coalition de droite et d’extrême droite, pousse pour l’adoption d’une version dure de la réforme avant la fin de l’année 2018.

Les réticences sont néanmoins nombreuses, y compris dans la classe politique. L’Assemblée nationale et le Sénat ont tour à tour émis des avis motivés, procédure prévue lorsqu’ils estiment qu’un projet « n’est pas conforme au principe de subsidiarité ». L’Assemblée juge, le 10 mars 2017, que cette réforme « entrave l’exercice du pouvoir législatif » et « contraint excessivement les capacités d’intervention des États membres ». Le Sénat s’étonne, le 13 mars 2017, que le délai de trois mois « consiste à notifier un texte avant même qu’il ne soit adopté » et considère que cela « perturbe le travail du législateur national », dans la mesure où « la Commission et, à travers elle, potentiellement, les autres États membres s’immiscent dans la procédure législative nationale ».

Le Comité économique et social de l’Europe embraye, dans un avis du 3 mai 2017, estimant que « l’impact de la proposition sur les procédures législatives nationales semble considérable » et qu’il « pouvait restreindre la liberté des législateurs nationaux ».

Le débat est particulièrement houleux quant aux pouvoirs nouveaux dont la Commission européenne pourra bénéficier. « Plusieurs gouvernements pensent que la réforme va trop loin en conférant à la commission le pouvoir de décider si une réglementation est ou non acceptable, car ce serait une décision non contestable, ou seulement devant la Cour de justice européenne », rapporte Olivier Hoedeman, de l’ONG CEO.

Le Parlement européen suggère donc (3) d’introduire la possibilité de déroger à ce délai de trois mois en cas d’urgence ou de modifier un projet de réglementation sans avoir à le notifier de nouveau, afin d’éviter la surenchère bureaucratique.

Plusieurs États souhaitent également limiter le pouvoir de la Commission à émettre des « recommandations ». Ce qui n’est pas pour autant neutre, selon CEO : « Cela créera beaucoup de bureaucratie, qui offre aux lobbies une énorme opportunité pour stopper les projets qu’ils n’aiment pas au niveau municipal », prévient Olivier Hoedeman.

Un nouveau round de négociation devrait être organisé début décembre, pour une conclusion espérée avant la fin de l’année.

(1) Parlement, Conseil de l’UE et Commission européenne réunis au sein du trilogue.

(2) 16 groupes majoritaires de villes espagnoles, dont Barcelone, Cordoue, Valence et Séville ainsi que le groupe majoritaire à Grenoble, les maires de Grande Synthe, Malakoff, Mouans-Sartoux et du 1er arrondissement de Lyon.

(3) Examen en comité du marché intérieur et de la protection du consommateur en décembre 2017

Correction, 16/11/2018 : Le premier paragraphe a été précisé quant aux dirigeants européens en charge du dossier, au sein du trilogue représentant les trois instances dirigeantes de l’Union européenne, en remplacement de la mention erronée de « Conseil de l’Europe » signalée par un lecteur.

Monde
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