Tout ! Cabu a tout dit…

Le journaliste Jean-Louis Porquet, s’appuyant sur de nombreux témoignages et des archives parfois inédites, retrace la riche existence du dessinateur, livrant au passage des anecdotes insolites.

Pouria Amirshahi  • 18 décembre 2018 abonné·es
Tout ! Cabu a tout dit…
© Cabu

Jean Maurice Jules Cabut, c’est toute une histoire. Celle d’un homme jovial et modeste, presque timide, au talent de dessinateur immense, pacifiste jusqu’au bout des doigts, écolo de la première heure, esprit libre. Le pilier de Charlie Hebdo a été assassiné un matin de janvier 2015 (1) par la connerie qu’il a dénoncée toute sa vie. Un comble pour celui qui rappelait souvent sa chance de vivre en France – loin des « endroits où on peut se faire tuer », disait-il au journaliste Sorj Chalandon.

Racontée par de nombreux témoignages (journalistes, copains, mais aussi la famille de Cabu, surtout sa sœur Marie-Thérèse) sous la plume de Jean-Louis Porquet (2), cette histoire débute en 1938 à ­Châlons-sur-Marne.

L’enfant, dont l’imagination et l’observation méticuleuse des êtres humains se nourrissent de l’ennui provincial, ne s’imagine pas qu’il deviendra un grand nom du patrimoine culturel français. Mais il sait très tôt que dessiner sera le carburant de sa vie, son moyen d’être au monde. Il lit tout. L’illustré de la jeunesse catholique Cœurs vaillants, qui héberge Tintin, bien sûr, mais surtout les journaux, en particulier Ici Paris et Le Hérisson. Comme si le dessin de presse lui offrait la clé de compréhension du monde et du comportement humain qu’il ne trouvait pas dans la littérature. Le dessin permet de tout dire. Et Cabu, pendant plus de soixante-cinq ans, dira tout crayon à la main. Absolument tout.

Son trait virtuose s’affirme tôt, dès l’âge de 11 ans, quand il dessine – en mode reportage, déjà – la construction de la nouvelle maison familiale et le déménagement. Une ligne claire et très appliquée, avec néanmoins un exceptionnel sens du mouvement. L’adolescent copie et recopie chaque jour Effel, Senep et surtout Dubout, qui restera à ses yeux « le plus grand », celui qui « n’a pas besoin d’idées, il n’a qu’à dessiner ». À 13 ans, il commet une immense fresque de 3,40 m, riche de 96 personnages. Le jeune « K-bu » est vite repéré par L’Union, quotidien régional, qui commence à le publier.

De l’aveu même du dessinateur, Châlons aura été le laboratoire où s’est construite son aversion pour l’autorité et l’uniforme : celui des gendarmes, des juges, des bonnes sœurs, des proviseurs et des militaires de la caserne. « Antimilitariste pour la vie », hanté longtemps par les cris des Algériens torturés. Cabu milite toute sa vie « pour la suppression de toutes les armées (3) ».

Encore mineur, le jeune homme conquiert Paris. On connaît la suite : derrière une silhouette nonchalante à la Gaston, le grand Duduche est une bête de travail. Outre Le Canard enchaîné et divers titres satiriques, il croque pour Le Figaro, Paris-Match, Pilote, Paris Presse, L’Intransigeant… Fou de jazz et particulièrement de Trénet et de Cab Calloway, il écume les clubs et portraiture à tout-va. Des tribunaux de justice à l’Assemblée nationale, il saisit comme personne un moment.

Journaliste, Cabu parcourt l’Hexagone et revient à Paris avec des reportages qui réinventent le journalisme dessiné, hors de la case de BD traditionnelle. Il travaille avec une facilité qui déconcerte. « Je cherche la vibration de la vie dans le dessin, il faut quelque chose qui transperce le papier », dira-t-il plus tard. Il n’a jamais cessé de travailler le trait sur le vif. C’est ainsi qu’il payait ses vacances d’ado avec son pote éternel, le gros Schmitt. C’est aussi comme cela qu’il se fera une réputation de virtuose sur le petit écran, chez Dorothée ou Michel Polac.

Le livre de Jean-Louis Porquet se lit avec des pauses, le temps de replonger un œil ou deux dans les grands albums de l’artiste. Il regorge de dessins (dont certains auraient mérité un agrandissement) et de nombreuses anecdotes étonnantes. Saviez-vous par exemple que Cabu l’antimilitariste avait réalisé des affiches pour de Gaulle en 1958 ?

Cabu s’en est allé pour ses idées. On ne s’en remet toujours pas, mais ce livre fait du bien. Son rire y résonne et on se plaît à rire avec lui. On n’efface pas une vie, n’en déplaise aux fous de Dieu.

Cabu. Une vie de dessinateur, Jean-Luc Porquet, Gallimard, 384 pages.

(1) Assassiné par les frères Kouachi le 7 janvier 2015 dans les locaux du journal, lors de l’attentat terroriste revendiqué par Daech qui fit 12 morts et 11 blessés.

(2) Journaliste et confrère au Canard enchaîné.

(3) Sauf peut-être au moment de la guerre en Yougoslavie, en 1995, où il sera sensible aux arguments de l’Otan, ce qui divisera fortement la rédaction et les lecteurs de Charlie.

Littérature
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