Michael Dudok de Wit : Au-delà des mots

Dans un long entretien, le cinéaste d’animation néerlandais Michael Dudok de Wit éclaire son processus créatif, fondé sur l’imaginaire.

Ingrid Merckx  • 5 février 2019 abonné·es
Michael Dudok de Wit : Au-delà des mots
© photo : « La Tortue rouge » (2016) : des paysages magnifiques et pas de dialogues. crédit : Michael Dudok de wit/Uni france

Faire parler un réalisateur qui a renoncé au langage verbal dans ses films : l’exercice ne manque pas d’audace. Publier un livre d’entretien avec Michael Dudok de Wit, cinéaste d’animation néerlandais, dont le film de fin d’études, The Interview (1978), enchaîne des questions-réponses muettes, c’est donc un peu comme passer de l’autre côté du miroir.

Michael Dudok de Wit n’est pas allergique aux mots : non seulement il est prolixe et précis dans ses réponses à Xavier Kawa-Topor et Ilan Nguyen, spécialistes du cinéma d’animation partis à sa rencontre, mais il avait initialement pensé La Tortue rouge (2016) avec des dialogues. Dans les travaux préparatoires à ce long-métrage, son premier, réalisé à l’invitation exceptionnelle du Studio Ghibli au Japon, deux personnages parlaient : le père et le petit garçon. Pas la mère, car dans cette famille vivant sur une île déserte et magnifique, la femme était tortue avant sa métamorphose. Le réalisateur était assisté dans l’écriture par la monteuse Céline Kélépikis et la cinéaste Pascale Ferran. Quand ils ont adressé leur travail au Studio Ghibli, l’équipe leur a suggéré de supprimer les dialogues. Michael Dudok de Wit confie avoir ressenti « un soulagement presque euphorique » : « Le récit prenait sa dimension mythologique, le film devenait plus symbolique, hors du temps… »

Il explique comment se traduit une forme « au-delà des mots » : « Même s’il ne les entend pas, le spectateur doit sentir que les personnages s’entendent très bien. Qu’ils usent du langage verbal en dehors des scènes représentées à l’écran ou non n’est finalement pas très important. Ils communiquent très bien entre eux, et c’est l’idée essentielle. Leur langage est à la fois corporel, musical et littéralement graphique. C’est notamment le cas avec les traces que le couple laisse derrière lui lorsque l’homme et la femme marchent ensemble dans l’herbe avant de flotter dans le ciel. Ils se tiennent toujours très proches l’un de l’autre… » Cet éclairage permet de plonger au cœur de son processus créatif mais aussi, plus largement, au cœur de l’art de l’animation.

Pour Xavier Kawa-Topor et Ilan Nguyen, ce « maître » du genre engage une « perception sensible du réel », « éthique et méta­physique », par ses moyens techniques, son rapport au pinceau, au fusain, aux lignes, aux mouvements. Par la relation, aussi, qu’il entretient avec la nature, l’univers, l’inconscient, l’existence et la nécessité de raconter une histoire.

Dans le chapitre consacré à son film Le Moine et le Poisson (1994), Michael Dudok de Wit se souvient comment son institutrice, alors qu’il avait 7 ans, lui a ouvert une nouvelle dimension dans le dessin en lui suggérant d’ajouter une ombre sur le côté d’un arbre. S’ensuit un développement sur son recours à l’ombre. « D’abord, la lumière du soleil me sert à définir précisément le moment de la journée représenté […]. Deuxièmement, j’utilise l’ombre pour renforcer l’insertion du personnage dans le paysage […]. Troisièmement, c’est pour des raisons purement picturales : les ombres sont des taches foncées, qui graphiquement sont intéressantes. […] Enfin, […] une ombre projetée au sol marque aussi la texture de ce sol. »

Formes arrondies inspirées des abbayes romanes pour Le Moine et le Poisson, finalisé au studio Folimage à Valence, dans la Drôme, paysages néerlandais plats où la terre rejoint la mer sous de grands arbres à la Rembrandt dans Père et Fille (2000) : chacun des films de Michael Dudok de Wit est un monde en soi, avec un style évoluant vers plus de réalisme jusqu’à La Tortue rouge.

Chez ce musicien amateur (qui hésita entre la musique et le dessin avant d’entrer aux Beaux-Arts d’Amsterdam), la musique est généralement le principe ordonnateur des films : la Follia (Corelli) pour Le Moine et le Poisson, Les Flots du Danube (Iosif Ivanovici) pour Père et Fille, le Concerto grosso opus 6 (Corelli) pour L’Arôme du thé. Au départ de La Tortue rouge, pas de musique. Mais l’envie de dessiner l’île où, enfant, il rêvait de partir à l’aventure, un endroit où l’on a envie d’être…

Michael Dudok de Wit, le cinéma d’animation sensible. Entretien avec le réalisateur de « La Tortue rouge », par Xavier Kawa-Topor et Ilan Nguyen, Capricci, 176 pages, 22 euros.

Littérature
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