France Télécom : le procès du management « anxiogène » s’ouvre

Le premier jour d’audience du procès France Télécom a posé le décor d’un procès « hors norme », qui met en accusation les nouvelles méthodes de management.

Erwan Manac'h  • 6 mai 2019
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France Télécom : le procès du management « anxiogène » s’ouvre
© Photo : Didier Lombard, ex-PDG de France Télécom en procès. crédit : ERIC PIERMONT / AFP

S ans précédent, inédit, hors norme, inconnu jusque-là. » La présidente du tribunal n’a pas de qualificatifs assez forts pour introduire le procès qui s’ouvre, ce lundi au palais de justice de Paris, ainsi que la qualification retenue par les deux magistrats enquêteurs chargés de l’enquête. Sept ex-dirigeants de France Télécom sont poursuivis – c’est une première – pour « une politique de l’entreprise visant à créer un climat professionnel anxiogène ». L’événement est également exceptionnel par son ampleur : douze semaines d’audience et près d’un million de pages de procédure et de pièces versées au dossier.

Ce procès s’ouvre néanmoins ce lundi après-midi par un fastidieux temps de procédure. Il faut appeler les 39 parties civiles, représentant les familles des salariés victimes (19 suicides, 12 tentatives et 8 dépressions), ainsi que la totalité des 8 syndicats de France Télécom et la trentaine de témoins que les deux parties convoquent.

Une femme, en larmes, jette un bref moment d’émotion sur la séance jusqu’alors très formelle, en s’avançant à la barre pour confirmer sa demande d’être entendue comme témoin. « Je vous le demande expressément, c’est un grand oral, dans un processus de guérison », sanglote cette ancienne salariée qui a tenté de mettre fin à ses jours.

« Dix-neuf personnes ne pourront être entendues par le tribunal, parce qu’elles se sont suicidées. L’émotion va être présente, sourde, violente, préviendra plus tard la présidente du tribunal, dans un discours qui semble calibré pour tenter de rendre à ce procès sa solennité. L’émotion va être partagée par les gens dans la salle, y compris par le tribunal. Cela ne présage de rien. Il aura le temps, dans le cadre de son délibéré, de revenir à l’indispensable impartialité exigée », ajoute la juge, comme pour anticiper les accusations de procès-spectacle.

« On a battu le rappel »

Plusieurs rangées d’avocats se font face, devant une salle comble, surtout garnie de journalistes et de témoins dûment convoqués. Le public est relégué, pour cette première journée, dans une salle annexe où l’audience est retransmise en direct.

La fin d’après-midi offre un premier tour de chauffe aux avocats. Les débats portent sur la recevabilité de 119 parties civiles, qui se sont déclarées après l’audience de « fixation », le 6 décembre.

Le décor est posé : côté France Télécom, on raille « les postures » et la « communication » des syndicats – unanimement mobilisés pour ce procès – et cible Sud PTT, initiateur de la plainte en décembre 2009 qui, après quatre ans d’enquête et deux recours des mis en examen jusque devant la Cour de cassation, a débouché sur ce procès dix ans plus tard. « On a battu le rappel », cingle l’avocat soucieux d’éviter que l’accusation ne s’élargisse à un système global de management.

Les avocats des parties civiles tentent au contraire de poser un contexte général extrêmement large au procès. « Tous ne mouraient pas, mais tous ont été touchés, plaide Me Sylvie Topaloff, qui défend les parties civiles. Vous ne pouvez pas écarter cette réalité d’ensemble, massive. » Après délibération, le tribunal décide de « joindre les exceptions au fond » et d’accéder à la requête des 119 parties civiles.

« Aucune intention de nuire ni d’humilier n’est requise »

Le procès devra déterminer si les trois dirigeants ont commis des « agissements répétés » ayant eu pour conséquence de détériorer les conditions de travail de leurs salariés.

Entre 2006 et 2009, le plan « Next » et son volet ressources humaines, « Act », visaient à poursuivre et intensifier un plan massif de suppressions de postes (un salarié sur cinq), visant des fonctionnaires qui ne pouvaient pas faire l’objet d’un licenciement économique. Il fallait donc redoubler d’imagination – et maintenir une pression constante – pour obtenir leur départ. Et ce, malgré l’alerte remontant du terrain, via 45 rapports d’expertise alarmants, dont 2 dénonçaient clairement des risques de passage à l’acte, et 76 rapports locaux des médecins du travail alertant sur les risques psychosociaux. L’accusation retient des « incitations répétées au départ », des mobilités « forcées », des missions « dévalorisantes », de l’« isolement », mais les charges de « mise en danger de la vie d’autrui » et d’« homicide involontaire » n’ont finalement pas été retenues. « Aucune intention de nuire ni d’humilier n’est requise, précise d’emblée la présidente du tribunal. La répétition, élément constitutif du délit, suffit à caractériser le harcèlement. »

Ils encourent une peine maximale d’un an de prison et 15 000 euros d’amende. Mais l’enjeu dépasse de loin leur propre sort. Ce sont les politiques managériales agressives, génératrices d’une souffrance professionnelle profonde, qui sont questionnées par ce procès. Ainsi que les mouvements de transformation radicaux imposés à La Poste, chez Renault, à la SNCF ou encore dans l’ensemble de la fonction publique ces dernières années.

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