Textile : les forçats de la mode jetable

Malgré les 1 138 morts du Rana Plaza en 2013, les grandes marques perpétuent un système qui pousse les fabricants sous-traitants à mépriser les droits et la sécurité du personnel des usines.

Chloé Dubois (collectif Focus)  • 11 décembre 2019 abonné·es
Textile : les forçats de la mode jetable
Des familles de victimes se rassemblent, le 24 avril 2019, sur le site du Rana Plaza pour le 6e anniversaire de la catastrophe.
© Sony Ramany/NurPhoto/AFP

Le 24 avril 2013, dans la banlieue de Dacca, au Bangladesh, le Rana Plaza s’effondre. L’immeuble de huit étages abrite alors six ateliers de fabrication au service de grandes marques occidentales de l’habillement, parmi lesquelles Primark, Camaïeu, Benetton, Mango. Il emporte avec lui 1 138 ouvrières et ouvriers ; 2 000 autres sont blessés. Il s’agit de la pire catastrophe de l’histoire industrielle du pays, où elles sont pourtant fréquentes. La cause de l’effondrement ? Un bâtiment vétuste et une direction négligente. Le matin même, bien que des fissures aient été constatées la veille sur les piliers du bâtiment, le personnel avait été contraint de retourner au travail, sous peine de se voir retirer son maigre salaire. Alors que les multinationales refusent de prendre leurs responsabilités, l’accident provoque un sursaut international et marque le début d’une prise de conscience citoyenne. Désormais, plus personne ne peut ignorer la réalité des conditions de travail sur les chaînes de sous-traitance à travers le monde.

À peine quelques mois plus tard, l’accord du Bangladesh sur la sécurité des bâtiments est signé par près de deux cents marques. En acceptant ce programme, celles-ci s’engagent à veiller à ce que la sécurité des usines soit garantie et à améliorer les conditions de travail grâce à des inspections indépendantes et un meilleur accès des syndicats de travailleurs.

Une triste victoire pour Nayla Ajaltouni, la coordinatrice du collectif Éthique sur l’étiquette, membre du réseau européen Clean Clothes Campaign. Elle se souvient que, des mois avant l’effondrement du Rana Plaza, les discussions engagées pour la signature de cet accord s’étaient toutes soldées par un échec. Les multinationales le jugeaient alors trop « contraignant », quand bien même plus de cinq cents personnes avaient péri dans des accidents entre 2006 et 2012. Quoi qu’il en soit, cet accord est d’une importance capitale pour le Bangladesh, -deuxième producteur de textile au monde – où les femmes représentent 85 % de la force de travail –, et « qui a fondé toute son économie sur les ateliers de fabrication sans que des moyens suffisants soient déployés pour protéger les travailleurs et rénover les usines, précise Nayla Ajaltouni. Il s’agissait de pallier d’urgence un manque ».

En France, la loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et entreprises donneuses d’ordre, qui vise à prévenir les atteintes aux droits fondamentaux et à l’environnement liées à leurs activités, est votée en 2017 (lire aussi page 22). « Un pas considérable qui nous permet d’engager des poursuites contre les multi-nationales en pointant leur responsabilité sur le territoire français pour leurs activités, y compris celles menées par leur sous-traitant à l’étranger », explique Nayla Ajaltouni. Mais, plus de six ans après le Rana Plaza, et malgré ces quelques avancées, les conditions de travail des forçats de l’industrie textile ne se sont pas vraiment améliorées. Et pour cause, le modèle économique des multinationales ne fait qu’entretenir, voire empirer, les violations du droit du travail dans les ateliers de confection, sans que la responsabilité des entreprises soit réellement mise en cause.

Exploitation, salaires de misère, contrats précaires, répression… Tel est le revers de la fast fashion. Un modèle fondé sur un système de production extrêmement rapide et à moindre coût. « Les multinationales refusent de faire évoluer leur modèle économique, note Nayla Ajaltouni. Et même si la chaîne a un peu de plomb dans l’aile, elles continuent d’adopter des pratiques qui conduisent à des violations des droits humains au travail. » D’après elle, Zara, marque du groupe espagnol Inditex, en serait le parfait exemple. Le principe est de minimiser les coûts de production pour augmenter les profits à chaque étape de la chaîne de fabrication. Les entreprises se tournent vers des usines où la main-d’œuvre est peu chère sans se soucier du respect des droits du personnel. « Ce qu’il faut comprendre, reprend Nayla Ajaltouni, c’est que le fait de produire toujours plus, et de manière déstructurée, a accentué la pression des prix et des volumes. Cela a une incidence évidente sur les travailleurs. »

Dans un rapport publié en avril sur les violations des droits humains au travail dans le secteur de l’industrie textile, Human Rights Watch dénonce « des pratiques poussant les ateliers de confection à recourir à des méthodes de réduction des coûts qui nuisent aux employé·e·s ». Alors même que les grandes marques « s’enorgueillissent de leur engagement à assurer des conditions de travail éthiques dans les ateliers », elles exercent des pressions « pour faire baisser le prix de fabrication ou accélérer le rythme de production », produisant l’effet inverse. Les entretiens menés par l’ONG mettent en évidence les conséquences de ces pressions : journées à rallonge, non-paiement de certaines heures de travail, absence de sécurisation des sites de travail ou augmentation des contrats très courts.

« Le pendant de la mode jetable, c’est aussi des travailleurs jetables », souffle Nayla Ajaltouni, regrettant que les marques continuent de cautionner des salaires de misère qui entretiennent la pauvreté et la précarité des populations concernées. Pour le prouver, le collectif Éthique sur l’étiquette, Public Eye et Schone Kleren Campagne ont analysé « la répartition réelle de la valeur d’un produit phare de la marque Zara : un sweat-shirt noir floqué R-E-S-P-E-C-T ». Selon les constats du Bureau d’analyse sociétale pour une information citoyenne (Basic), « l’enseigne capte 90 % des bénéfices générés par les différents acteurs de la chaîne », tandis que « les salariés turcs de la confection ont gagné en moyenne 430 euros par mois ». Si ce chiffre correspond bien au salaire moyen en Turquie, le « salaire vital », qui permet de couvrir les besoins fondamentaux, est près de trois fois plus élevé.

Sans surprise, « Zara, comme les autres enseignes du secteur, puise largement l’efficacité de son modèle dans une main-d’œuvre sous-payée en Inde, en Turquie ou au Bangladesh ». Car, même si la réalité des salaires et des conditions de travail appartient aux fabricants, les multinationales ont la responsabilité de s’assurer que les droits fondamentaux sont respectés. « On en revient à la “loi Rana Plaza” [surnom de la loi sur le devoir de vigilance],reprend Nayla Ajaltouni. Nous demandons son élargissement puisqu’elle exclut les mêmes marques emblématiques leaders de la fast fashion qui travaillaient avec le Rana Plaza, comme Zara et H&M (1)_. Il faut que ces entreprises soient transparentes, publient et mettent en place des plans de vigilance. »_

(1) Ces deux marques sont issues de SARL. Le cadre contraignant de la loi ne s’applique malheureusement pas à ce type d’entreprise.

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