Cannes : Une palme d’un goût douteux

Au terme d’une compétition de bon niveau, la 75e édition du Festival de Cannes a accouché d’un palmarès absurde.

Christophe Kantcheff  • 31 mai 2022
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Cannes : Une palme d’un goût douteux
© Juancho Torres / ANADOLU AGENCY / Anadolu Agency via AFP

« J’ai tout aimé : les gens, les films, l’électricité dévastatrice qui règne partout dans les rues et qui scande nos noms, et, enfin et surtout, le jury. » Cette déclaration enthousiaste du président du jury, Vincent Lindon, lors de la cérémonie de clôture du 75e Festival de Cannes était sincère. Sur un point, en tout cas, on peut en être certain : en récompensant 10 films sur les 21 en compétition, son jury s’est montré prodigue. Peut-être a-t-il aussi eu des débats difficiles à arbitrer, aboutissant à un saupoudrage dont la nature même est d’être incohérent et de ne témoigner d’aucun goût marqué.

Cette édition des retrouvailles non perturbées par le covid, et au mois de mai, a proposé une compétition dont le niveau était de bon aloi. Sans aucun film écrasant de son aura les autres, mais peu encombrée d’œuvres dont la présence à ce niveau paraît incongrue. Deux films d’une grande singularité nous ont paru source de ravissement inouï : EO (Hi-Han), de Jerzy Skolimowski, et Pacifiction, d’Albert Serra, avec un Benoît Magimel fascinant. Nombre d’œuvres ont fait preuve d’une grande tenue éthique – La Femme de Tchaïkovski, de Kirill Serebrennikov, Armageddon Time, de James Gray, Tori et Lokita, de Jean-Pierre et Luc Dardenne, R.M.N., de Cristian Mungiu… – ou d’un questionnement profond dénué de clinquant sur un thème existentiel – Les Amandiers, de Valeria Bruni Tedeschi, Showing Up, de Kelly Reichardt, Les Crimes du futur, de David Cronenberg.

Peu de ces films figurent cependant au palmarès. On peut le regretter en ce qui concerne James Gray, qui avait déjà présenté en compétition The Yards (2000), La Nuit nous appartient (2007), Two Lovers (2008), The Immigrant (2013) – excusez du peu – en repartant chaque fois bredouille. Négliger ce cinéaste parmi les plus talentueux que comptent les États-Unis est une aberration. D’autant qu’il revenait à Cannes cette année avec Armageddon Time, une œuvre autobiographique mais non autocentrée, portant une question sensible, avec finesse et en évitant toute position de surplomb : comment une famille juive, où les aînés (ici le grand-père, interprété par Anthony Hopkins) n’ont cessé de témoigner des crimes de la Shoah, peut se montrer raciste ?

Après Leto (2018) et La Fièvre de Petrov (2021), non récompensés, Kirill Serebrennikov concourait, quant à lui, pour la troisième fois avec La Femme de Tchaïkovski et son impressionnante interprète, Alyona Mikhailova. Les polémiques à bas bruit qui ont accompagné la sélection du cinéaste russe expliquent-elles en partie son absence au palmarès ? Outre que l’Ukrainian Film Academy avait réclamé sa déprogrammation auprès des responsables du festival, Thierry Frémaux, son directeur délégué, et Pierre Lescure, son président, Serebrennikov a dû notamment s’expliquer en conférence de presse sur le soutien financier qu’il reçoit de la fondation pour le cinéma créée par l’oligarque Roman Abramovitch – sanctionné par le Royaume-Uni et l’Union européenne, mais pas par les États-Unis, sur la demande du président Zelenski, qui a souhaité qu’Abramovitch participe aux pourparlers de paix entre l’Ukraine et la Russie.

Pour décerner la Palme d’or, Vincent Lindon et son jury ont préféré se tourner vers Triangle of Sadness, un film qui les a « extrêmement choqués », signé par un cinéaste déjà palmé pour The Square (2016), Ruben Östlund. À l’époque, nous avions titré : « La Palme au petit malin ». Nous aurions pu rééditer. Le climax de ce film est une longue séquence de repas sur un bateau de croisière pris dans une forte tempête, où les convives, tous très fortunés, sont sujets à force vomissements et diarrhées, tandis que le capitaine, ivre, débite des sentences marxistes. On connaît l’effet comique : les Monty Python en ont déjà usé dans Le Sens de la vie. Pour s’en prendre aux ultrariches, même François Ruffin, qui ne les porte pourtant pas dans son cœur, a fait plus subtil dans Merci Patron ! Rions donc avec Östlund, champion de l’esbroufe (il ouvre son film avec une charge contre le milieu de la mode, dont il est tellement difficile de se moquer…). Mais n’oublions pas la dernière partie de Triangle of Sadness, où les rôles sont inversés, une femme de ménage du bateau ayant pris le pouvoir. Cela donne lieu à des scènes affligeantes de revanche sociale, où le cinéaste suédois dévoile sa vraie vision misanthropique et droitière. Dans une interview accordée au Figaro.fr (28 mai), Ruben Östlund se lamente en ces termes : « La presse de gauche ne semble pas aimer mon film. » Bien vu !

Souvent, le grand prix est attribué à une œuvre d’envergure, à qui les jurés n’osent donner la récompense suprême au prétexte que le public la trouverait trop difficile. Par exemple, ces deux grands artistes que sont Robert Bresson et Andreï Tarkovski, qui n’ont jamais reçu de Palme d’or, ont obtenu ex aequo, en 1983, le « grand prix du cinéma de création » pour, respectivement, L’Argent et Nostalghia. Cette année, ce même grand prix est allé à Close, de Lukas Dhont, un mélo qui étouffe l’émotion à force de joliesse et de sensibilité mignarde. Et à Stars at Noon, l’un des films les moins réussis d’une cinéaste chevronnée, Claire Denis, qui a par ailleurs donné la vedette à Vincent Lindon dans trois de ses films (ce qui n’a pas été beaucoup relevé alors que la Palme accordée à Michael Haneke par Isabelle Huppert, présidente du jury en 2009, qui avait auparavant tourné deux films avec lui, avait soulevé de nombreux commentaires en ce sens).

Le prix du jury, décerné lui aussi à deux œuvres ex aequo, est emblématique d’un manque de direction dans les choix du jury. Il réunit deux films dont on peut dire de l’un qu’il est l’antonyme de l’autre. Les Huit Montagnes, de Felix Van Groeninger et Charlotte Vandermeersch, qui raconte l’histoire de deux amis d’enfance devenus grands, est aussi inodore et anodin que EO, de Jerzy Skolimowski, est impressionnant. En suivant un âne et ses mésaventures, et cela sans anthropomorphisme mais dans un univers visuel sidérant, on touche aux travers de la nature humaine et aux inquiétantes évolutions du monde.

Les autres récompenses ne sont pas moins hétéroclites. Le prix de la mise en scène va à Park Chan-Wook, qui, dans Decision to Leave, est virtuose jusqu’à l’étourdissement. Tandis que le prix du 75e anniversaire va à l’austère mais nécessaire Tori et Lokita, de Jean-Pierre et Luc Dardenne. Enfin, outre le prix du scénario à Tarik Saleh pour Boy from Heaven, les prix d’interprétation, à Zar Amir Ebrahimi (Holy Spider, d’Ali Abbasi) et à Song Kang Ho (Broker, Kore-Eda Hirokazu), sont honorables.

Quoi qu’on pense du palmarès, le milieu du cinéma porte beaucoup d’espoir sur la capacité de ces films primés à mobiliser les spectatrices et les spectateurs. Les résultats d’une nouvelle enquête expliquant la désaffection des salles, réalisée pour le Centre national du cinéma et de l’image animée et rendue publique durant le festival, n’ont pas apporté beaucoup de révélations. Cinq raisons sont invoquées : « une perte d’habitude d’aller au cinéma » (pour 38 % des sondés), « la perception du prix du billet » (36 %), « le port du masque » (33 %), « la préférence pour regarder des films sur d’autres supports » (26 %), enfin « le manque d’intérêt pour les films proposés » (23 %). Si Cannes, en ce mois de mai, a été un lieu de réjouissances cinématographiques, il faut désormais parier que celles-ci se perpétueront dans les salles.

Cinéma
Temps de lecture : 7 minutes
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