« Pour les Ukrainiens, le peuple russe entier est responsable »
Dans son nouveau livre, la chercheuse Anna Colin Lebedev montre comment la Russie a instrumentalisé la « fraternité » avec l’Ukraine pour justifier sa guerre d’agression.
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La symbolique boursoufle cette journée qui ne ressemble à nulle autre en Ukraine. Ce 24 août, la population célèbre l’indépendance de son pays, tout en déplorant les six mois qui se sont écoulés depuis l’invasion de l’armée russe. En 2014, déjà, Moscou annexait la Crimée et soutenait la création des républiques autoproclamées de Donetsk et de Louhansk. Cette année, c’est l’Ukraine tout entière que Vladimir Poutine comptait envahir.
Six mois plus tard, force est de constater que l’objectif n’a pas été rempli, en dépit de nombreux crimes de guerre commis par l’armée russe sur lesquels travaillent actuellement les agences internationales. Un échec cuisant pour le chef du Kremlin, surpris par le courage d’une population habituée, depuis huit ans, à s’organiser face aux agressions voisines. Dans le discours qu’il a tenu en ce jour particulier, le président Zelensky a tenu à féliciter, à nouveau, ses citoyens. Et a ajouté que l’Ukraine avait, depuis le 24 février de cette année, cessé d’être un simple point sur la carte à côté de son voisin russe. Était-ce un message adressé à la communauté internationale pour affirmer que l’époque du « petit frère » de la Russie était bel et bien révolue ?
C’est justement ce prétendu lien familial qu’Anna Colin Lebedev, maîtresse de conférences en science politique à l’université Paris-Nanterre, a souhaité déconstruire, dans son ouvrage Jamais frères ? Russie-Ukraine : une tragédie postsoviétique (Seuil). Ce travail donne à comprendre les trajectoires de ces deux pays, pétris par le poids de leurs avancées comme de leurs impensés.
Pour les Ukrainiens, cette idée de « fraternité » des deux peuples est-elle devenue un argument en faveur de la domination russe ?
Anna Colin Lebedev : Clairement. Pour les Ukrainiens, c’est désormais un paravent à l’écrasement. Prétendre un lien de sang, une proximité qui serait intrinsèque, inscrite dans l’ADN des deux peuples, facilite l’idée selon laquelle l’Ukraine n’a pas de raison d’exister en tant que telle. Il faudrait l’effacer de la surface de la Terre et transformer les Ukrainiens en ce que la Russie voudrait qu’ils soient : de bons Russes.
Cette position de la Russie « en surplomb » a-t-elle toujours été présente ?
Le vocable de « frère » pour qualifier le rapport entre les populations qui vivent sur ces territoires est utilisé depuis des siècles. Mais ses usages sont instrumentaux. Le « grand frère » était évoqué pour solliciter sa protection. La « fraternité », pour garantir une alliance ou justifier une allégeance.
On constate aujourd’hui l’utilisation très politique qu’en fait Vladimir Poutine… La mobilisation de cette expression suppose toujours un intérêt du pouvoir. Dans les années après l’indépendance de l’Ukraine et de la Russie, le pouvoir et la population russes ne se préoccupaient pas beaucoup de l’Ukraine. Certes, il y a des migrations de travail, des relations économiques et des liens privilégiés. Mais nul besoin d’utiliser cette notion de fraternité : chacun suit son chemin. Avant l’arrivée de Vladimir Poutine et ses ambitions géopolitiques, l’état d’esprit qui prédomine revient à dire : « L’Ukraine est l’affaire des Ukrainiens. »
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