Sur le front de la santé mentale
Malgré des réticences envers la psychiatrie, héritées de leur passé soviétique, les Ukrainiens se tournent vers les psychologues, qui ont mené un travail salvateur auprès des vétérans du Donbass.
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Un démantèlement durable des lois travail Ces journalistes qui veulent écrire le mot « victoire » Comment être de gauche dans un pays en guerre ? Dans les décombres, la vie quand mêmeSi le courage et la résistance des Ukrainiens sont souvent mis en avant depuis l’invasion russe du 24 février, la guerre a toutefois un impact significatif sur la santé mentale des habitants. Tel un autre front, en parallèle des combats. Dans la ville de Boutcha, occupée par l’armée russe jusqu’au mois de mars 2022, la population a connu l’enfer.
Dans un petit bureau en périphérie de la ville, quelques psychologues parrainés par l’ONG International Medical Corps reçoivent quotidiennement les habitants en consultation. « Nous sommes sollicités autant pour des enfants que par des couples ou des personnes âgées. Il n’y a pas de règle, certains viennent nous voir une ou deux fois, d’autres pendant plusieurs mois, suivant les traumatismes », explique Tetiana, l’une des psychologues du centre.
L’un des superviseurs du groupe, Taras, était membre du conseil municipal lorsque la ville a été attaquée. « J’ai participé aux évacuations d’Irpin et de Boutcha. Ce furent des moments extrêmement difficiles. Après leur libération, j’allais très mal et j’ai commencé à suivre une thérapie sur les conseils d’un ami, malgré mes préjugés. Ça m’a beaucoup aidé. Depuis, je fais mon possible pour encourager les habitants à parler », explique-t-il.
Le lourd passé de la psychiatrie punitive
L’Ukraine n’a pas de longue tradition de prise en charge de la santé mentale. « Le secteur a toujours eu une très mauvaise connotation, qui remonte à l’URSS », rappelle l’une des psychologues du centre. La psychiatrie punitive a longtemps été pratiquée par le régime soviétique. Elle permettait de neutraliser des opposants politiques en les enfermant dans des hôpitaux après un diagnostic clinique fallacieux. Cette répression politique a laissé des traces dans l’inconscient collectif, même si elle tend à s’estomper.
Les soldats se disent : si même un vétéran de 2014 – pour qui j’ai de l’admiration – va voir un psy, alors pourquoi pas moi ?
Pour les soldats, les conséquences psychologiques de la guerre sont évidentes. Artem Denysov, 35 ans, a créé le Veteran Hub, en 2018, pour répondre aux besoins des combattants du Donbass engagés en 2014. « Il s’agissait alors surtout d’aider les soldats à se réinsérer dans la vie civile. Rien n’existait pour eux à cette époque », se souvient le directeur depuis ses bureaux de Kyiv, où l’organisation vient de rouvrir ses portes après plusieurs mois d’arrêt.
Le 24 février 2022 a chamboulé les plans de l’ONG, qui s’emploie désormais à soutenir les soldats alors que le conflit est dans sa phase active. Le Veteran Hub les reçoit dans ses bureaux. Il dispose d’une ligne téléphonique d’urgence ainsi que d’une unité mobile, capable de se rendre aux quatre coins de l’Ukraine sur demande d’un soldat.
« Chez les militaires, il y a ce sentiment que, si tu vois un psy, c’est que tu es fou. Cependant, avec la communauté des vétérans que nous avons suivis, il existe un effet de bouche-à-oreille qui porte ses fruits. Les soldats se disent : si même un vétéran de 2014 – pour qui j’ai de l’admiration – va voir un psy, alors pourquoi pas moi ? explique le directeur. Et on reçoit aussi des soldats qui prétextent une simple consultation pour nous rencontrer et qui basculent tout de suite dans le récit de leurs angoisses »…