Syndicats non grata

Malgré une mobilisation massive et historique le 7 mars, le président de la République n’a pas daigné recevoir les partenaires sociaux à l’Élysée. Une illustration d’une pratique du pouvoir qui, depuis Nicolas Sarkozy, bafoue la démocratie sociale.

Pierre Jequier-Zalc  • 15 mars 2023 abonné·es
Syndicats non grata
Emmanuel Macron, en septembre 2021, lors de la réception du président de la république de Finlande.
© Xose Bouzas / Hans Lucas / AFP

« Le silence du président de la République constitue un grave problème démocratique qui conduit immanquablement à une situation qui pourrait devenir explosive. » Chaque mot de cette phrase issue du communiqué rédigé par l’intersyndicale le 7 mars dernier a été pesé. Depuis son élection en 2017, Emmanuel Macron s’est appliqué à marginaliser toujours plus les organisations syndicales.

Dès son arrivée à l’Élysée, il met d’ailleurs en place ses « ordonnances Macron » : un bouleversement du code du travail qui prolonge la loi El Khomri passée un an plus tôt, au forceps du 49-3, sous le quinquennat précédent.

Sur le même sujet : La doctrine antisyndicale de Macron

Ces ordonnances ont « considérablement remodelé les instances représentatives du personnel, fusionnées dans les nouveaux comités sociaux et économiques [CSE] »,ce qui « acte la disparition des délégués du personnel et du CHSCT [comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail][…] et limite encore davantage leur temps disponible pour maintenir des liens avec leurs collègues et leur organisation », souligne une note d’Intérêt général, un collectif de chercheurs et de fonctionnaires.

La loi travail de 2016 et les ordonnances Macron ont rebattu le jeu du « dialogue social », avec l’inversion de la hiérarchie des normes. Les négociations au niveau de l’entreprise ont désormais pris le pas sur celles de branche. « Cela a renforcé la légitimité de l’entreprise comme lieu privilégié du dialogue social », souligne Karel Yon, sociologue au CNRS, spécialiste des syndicats et de la démocratie sociale.

La période Macron, c’est la négation totale de l’importance des syndicats.

Les organisations syndicales se retrouvent, d’une certaine manière, « enfermées » au sein des entreprises, à l’écart du champ politique. Cela explique, par exemple, la hausse constante des signatures d’accords d’entreprise, qui ont été multipliés par près de 6 en vingt-cinq ans. Une forte augmentation qui n’a pourtant pas amélioré les conditions de travail dans le pays, entre une hausse de la pénibilité, une précarisation du salariat et une stagnation des salaires.

« En définitive, le développement de la négociation collective, vendue au nom d’un “dialogue social” de “proximité”, s’est accompagné d’un mouvement paradoxal de centralisation des instances de représentation du personnel, qui accroît la distance des élus aux salariés et entrave ainsi la capacité des syndicats à les mobiliser », explique la note.

Sur le même sujet : Ce que les syndicats ont appris des gilets jaunes

Les origines de ce mouvement de fond, bien antérieur à 2016, sont à chercher à la fin du siècle dernier, avec une prise de distance du champ politique et social, et qui s’est progressivement accompagnée d’un changement de personnel politique. Comme le souligne le sociologue Julian Mischi dans un article (1), « le personnel [politique] et les discours s’éloignent de plus en plus des milieux populaires au cours des années 1980-2000 », notamment dans les partis de gauche.

Les transformations sociales et idéologiques du personnel politique l’éloignent de plus en plus des organisations syndicales. « Emmanuel Macron est l’archétype de ce nouveau profil. Un haut fonctionnaire passé dans le privé et qui n’a jamais eu aucune surface de contact avec les organisations syndicales. Il ne connaît pas cet univers, ce qui renforce son désintérêt total à leur égard », souligne Karel Yon.

Ces changements profonds se ressentent dans les concertations ou les négociations entre partenaires sociaux et cabinets ministériels. « Depuis l’arrivée de Nicolas ­Sarkozy à l’Élysée en 2007, il y a clairement eu un changement de nature dans le cadre de nos discussions », assure Denis Gravouil, secrétaire général à la CGT Fédération nationale des syndicats du spectacle, du cinéma, de l’audiovisuel et de l’action culturelle, qui a mené de nombreuses concertations sur le milieu culturel et l’assurance-chômage.

« Avec Nicolas Sarkozy, on était face à des gens qui n’avaient plus cette culture de l’action publique. Le but était de créer des rapports de force pour essayer de contourner les syndicats. » Une dynamique que l’arrivée au pouvoir de François Hollande n’a pas interrompue et qui se poursuit aujourd’hui. « La période Macron, c’est la négation totale de l’importance des syndicats », regrette le syndicaliste.

Passage en force

L’exemple le plus caricatural de cette marginalisation des organisations représentatives des salariés est certainement celui de la dernière réforme de l’assurance-chômage. En décidant d’acter par décret de nouveaux durcissements des droits pour les chômeurs, avant même toute concertation ou négociation, l’exécutif a clairement mis au ban les partenaires sociaux.

Sur le même sujet : Une réforme de l’assurance-chômage brutale et déconnectée du réel

« C’est la même chose avec les concertations autour de France Travail. On met tout le monde autour de la table, on fait des réunions. Mais c’est pour la forme. Au fond, il n’y a qu’une seule personne qui décide vraiment, c’est Emmanuel Macron. Nous sommes les faire-valoir de ce que l’Élysée a décidé », souffle Denis Gravouil.

Même schéma pour la réforme des retraites. Depuis l’annonce de son projet, le gouvernement martèle que de nombreuses concertations ont été menées avec les organisations syndicales. Malgré tout, leurs voix ont de nouveau été balayées. Preuve en est que c’est une intersyndicale extrêmement large – la plus large depuis douze ans – qui mène la bataille sociale contre cette réforme.

On n’a pas envie que l’extrême droite récolte les fruits d’un mouvement social qui n’aurait pas été entendu.

Surtout, pour justifier ce que beaucoup qualifient de « passage en force », Emmanuel Macron se cache derrière sa légitimité démocratique. « Ce serait une image désastreuse que donneraient le gouvernement et le président s’ils continuaient sur cette idée que la prochaine échéance démocratique est en 2027. La démocratie sociale, elle vit tout au long de l’année », souffle Marylise Léon, secrétaire générale adjointe de la CFDT.

Car les organisations syndicales ne sont pas non plus dénuées de légitimité ­démocratique. « Les syndicats conservent en outre un nombre d’adhérents bien supérieur à l’ensemble des partis politiques, de quoi fortement nuancer les critiques constamment intentées aux organisations syndicales sur leur faible représentativité par des gouvernements pourtant de plus en plus mal élus », rappelle la note d’Intérêt général.

Manifestation contre la réforme des retraites, le 19 janvier 2023 à Paris. (Photos : Lily Chavance.)

Le mouvement social contre la réforme des retraites met donc en valeur un double phénomène contradictoire. Celui d’une véritable force syndicale qui arrive à mobiliser largement en se concentrant sur des thématiques qui lui sont chères : les retraites, les conditions de travail ou encore les salaires. Mais celui d’une faiblesse, aussi, de ne pas réussir à se faire entendre.

La ligne « citoyenniste », pour reprendre les mots de Karel Yon, portée notamment par la CFDT, semble dans l’impasse. Malgré une opinion ultra-­favorable au mouvement social, des manifestations massives et une pétition signée par plus d’un million de personnes, ­Emmanuel Macron reste inflexible.

Sur le même sujet : L’obstination d’Emmanuel Macron et le retour du refoulé

De l’autre côté, la ligne « classiste », portée par la CGT et Solidaires, « n’a pas les moyens de ses ambitions », remarque Karel Yon. Cette ligne, qui vise à durcir le mouvement, notamment par des grèves reconductibles, est en effet mise à mal par plusieurs décennies de perte de force syndicale, et un contexte inflationniste qui rend compliqué tout mouvement d’ampleur. Et, donc, toute instauration d’un rapport de force en capacité de faire plier le pouvoir. « Face à ce constat, la question d’un rapport plus actif dans le champ politique va se poser pour les syndicats, analyse le sociologue. Tant qu’il n’y aura pas une alternative politique capable de relayer les demandes sociales des syndicats, les syndicats seront condamnés. »

« Il faut qu’il y ait une discussion dans le syndicalisme sur le rapport syndicat/politique, car ni l’un ni l’autre n’arrive à trouver le moyen de faire front de manière suffisamment unie. Et cela, même dans des mouvements comme aujourd’hui, alors qu’on a une opinion majoritairement pour nous », reconnaît Denis Gravouil. Une discussion qui pourrait devenir urgente à un moment où le mépris du pouvoir à l’égard de la rue pourrait nourrir une forme de ressentiment favorable au Rassemblement national.

Les syndicats sont la seule force à avoir une légitimité pour représenter les salariés les plus modestes.

« On n’a pas envie que l’extrême droite récolte les fruits d’un mouvement social qui n’aurait pas été entendu », glisse Catherine Perret, secrétaire confédérale de la CGT. Car la marginalisation des organisations syndicales et le refus d’écouter toute forme de démocratie sociale font le lit de l’extrême droite. Karel Yon conclut : « Les syndicats sont la seule force à avoir une légitimité pour représenter les salariés les plus modestes, qui peut parler pour eux si les centrales ne le font pas ? »

Recevez Politis chez vous chaque semaine !
Abonnez-vous

Pour aller plus loin…

À Marseille, de très sales conditions de travail 
Reportage 17 avril 2024 abonné·es

À Marseille, de très sales conditions de travail 

Des agents de blanchisserie hospitalière, salariés de Pamar, sont en grève. Victimes de situations indignes et même de menaces de mort, ils portent plainte contre l’agence régionale de santé pour inaction.
Par Timothée Vinchon
Réforme de l’assurance-chômage : « Ça va détruire nos vies »
Témoignages 10 avril 2024 abonné·es

Réforme de l’assurance-chômage : « Ça va détruire nos vies »

Emplois précaires, discrimination par l’âge, baisse des droits et future suppression de l’allocation de solidarité spécifique : des chômeurs racontent à Politis l’angoisse et la galère de la recherche d’emploi, que les réformes des quinquennats Macron n’ont fait qu’empirer.  
Par Léna Coulon
Pour la CFDT, une nouvelle réforme de l’assurance-chômage relève de « la politique fiction » 
Syndicats 4 avril 2024 abonné·es

Pour la CFDT, une nouvelle réforme de l’assurance-chômage relève de « la politique fiction » 

Après l’annonce gouvernementale d’une nouvelle réforme de l’assurance-chômage, les syndicats sont dans l’attente. Si certains préparent déjà une éventuelle mobilisation, d’autres espèrent encore voir le gouvernement faire marche arrière.
Par Pierre Jequier-Zalc
Charbon français, l’enfer sous terre
Reportage 3 avril 2024 abonné·es

Charbon français, l’enfer sous terre

Depuis 1984, le Centre historique minier de Lewarde retrace la longue histoire d’un bassin industriel – celui du nord de la France – et d’une part majeure de la classe ouvrière, à l’heure où l’aventure minière semble devoir reprendre, avec les recherches de métaux nécessaires aux batteries électriques. 
Par Olivier Doubre