Une voix philo dans la voie pro

Ils sont les seuls élèves de terminale à ne pas recevoir d’enseignement de philosophie. Des expérimentations ont pourtant donné un résultat très positif.

Malika Butzbach  • 30 juin 2023 abonné·es
Une voix philo dans la voie pro
Plutôt que la traditionnelle dissertation, les élèves apprennent à échanger des arguments.
© FANATIC STUDIO / SCIENCE PHOTO L / FST / Science Photo Library via AFP.

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C’est une différence entre la voie générale et les autres qui en dit plus sur la vision politique de cette filière que sur la filière elle-même : les néobacheliers professionnels sont les seuls lycéens qui, en terminale, n’étudient pas la philosophie. L’absence de cette matière dans leur emploi du temps interpelle les élèves : « On a l’impression d’être à part, de ne pas être des lycéens comme les autres », constate Lucie*, scolarisée dans un lycée professionnel de Lille. Mais, cette année, la jeune fille commence à se familiariser avec la matière au travers de l’atelier de philosophie. « Au début, j’avais un peu peur de dire des bêtises, que ce soit trop intello pour moi. Finalement, j’adore ça ! C’est le seul cours où on nous demande ce que l’on pense et où on peut donner son avis. »

Depuis la rentrée 2021, son établissement, comme une dizaine d’autres au sein de l’académie lilloise, expérimente l’enseignement de la philosophie pour la voie professionnelle. Le plus souvent avec des cours en co-intervention, dispensés par un enseignant de lycée professionnel et un autre de philosophie. Au lycée polyvalent Lumière de Luxeuil-les-Bains (Haute-Saône), c’est Martine Eggenspiller qui assure ce rôle, aux côtés de sa collègue professeure de lettres et d’histoire. « Une heure par semaine, j’interviens dans son cours, qui est donc consacré à la philosophie. C’est la -troisième année que nous faisons ça, et je compte bien continuer », s’enthousiasme l’enseignante.

 On a l’impression d’être à part, de ne pas être des lycéens comme les autres.

Des élèves en progrès

Il faut dire que les premiers bilans de ces initiatives sont très positifs. C’est ce qu’a constaté l’académie de Toulouse lorsqu’en 2017 une expérimentation importante est menée parmi treize lycées professionnels. «Dans l’ensemble, le dispositif a été accueilli très positivement, indique le bilan. Beaucoup d’élèves de lycée professionnel ne comprennent pas que les autres élèves de terminale (générale ou technologique) fassent de la philosophie, mais pas eux. Beaucoup d’entre eux sont donc demandeurs, même si cela s’accompagne aussi d’une inquiétude quant à leur capacité à suivre un enseignement qui leur semble a -priori très abstrait. » L’académie souligne une implication positive des élèves dans la majorité des cas (70 %) ainsi qu’une amélioration sensible du climat scolaire (50 % des cas). « On a même vu un élève décrocheur venir pour suivre les cours de philosophie. »

Une anecdote marquante, alors que près de la moitié (49 %) des décrocheurs – ces élèves inscrits dans une formation qui n’obtiennent pas de diplôme ou de qualification et qui ne s’inscrivent pas l’année suivante en formation – viennent de la voie professionnelle. Marwan, qui fait partie de la première promotion à avoir suivi l’enseignement de Martine Eggenspiller, a constaté ses progrès. « Tout le monde s’est amélioré sur le plan rédactionnel. Cela nous a donné des réflexes : on a appris à structurer nos argumentaires. Et ça nous a aidés pour les autres matières ! » Un constat que partage leur enseignante : « Ma collègue a vu que ses élèves faisaient plus attention aux mots et à leur définition. Ils progressent aussi à l’oral et gagnent en aisance, ce qui leur servira s’ils veulent continuer leurs études, ou bien dans le monde professionnel. »

« Gourmands de philo »

Aux enseignants aussi ce cours apporte beaucoup. « L’idée n’est pas de copier-coller les cours de lycée général. De fait, ça nous oblige à réfléchir à notre pédagogie. Avec cette expérience, j’ai changé mes cours de terminale technologique », témoigne Martine Eggenspiller. L’idée est de partir des apprentissages et des expériences professionnelles. Face aux lycéens en filière vente et commerce, l’enseignante a évoqué la notion de travail. « Nous avons aussi eu des débats sur la consommation », relève-t-elle. Cette année, avec les terminales en -cuisine et service, elle aborde les concepts de plaisir, de désir et de satiété. « Ils ont des réflexions très profondes, comme lors d’un débat autour de la question “Faut-il satisfaire tous ses désirs ?”, raconte-t-elle. Avec les échanges, ils ont conclu que la réponse était non, car une fois tous ses désirs comblés, il ne restait que l’ennui. Ce qui a fait dévier la discussion sur cette notion. »

Bien que le cours se déroule le vendredi après-midi, le lendemain de leur service du soir, qui se termine après minuit, les élèves de Martine Eggenspiller sont toujours contents de venir en cours : « Ils sont gourmands de philo ! », sourit-elle. Face à des terminales qui ont un rapport parfois difficile avec l’écrit, les traces du cours de philosophie ne prennent pas la forme de la traditionnelle dissertation. Cette année, les élèves devront réaliser un podcast en interviewant un philosophe et une source contradictoire. « L’année dernière, nous avons monté une encyclopédie de la philosophie du goût. Les élèves ont écrit des articles et mis en page le projet. À la question “Que mange Donald Trump ?”, ils ont répondu unanimement : “Des nuggets” ! » À Toulouse, dans le lycée Françoise-de-Tournefeuille, Michel Jeltsch, enseignant de philosophie, a mis en place le projet « Boxe et philo ». Avec son collègue d’EPS, il a réuni une classe de terminale ES et une de vente. Entre gestes techniques, débats philosophiques et visionnage de Raging Bull, le film de Martin Scorsese, l’enseignement a pris la forme d’un webdocumentaire de plusieurs épisodes autour des notions de victoire ou d’adversaire.

Des initiatives limitées

Faut-il s’étonner du succès de ces initiatives philosophiques en voie professionnelle ? Pas vraiment, tant la demande des élèves est ancienne. Elle apparaissait déjà en 1998 dans une consultation menée par Philippe Meirieu intitulée « Quels savoirs enseigner dans les lycées ? ». Mais ces multiples initiatives ne peuvent cacher que les récentes réformes du lycée pro vont dans un tout autre sens. La diminution du volume horaire, notamment des enseignements généraux, au bénéfice des périodes en entreprise, donne le ton. En Macronie, les bacheliers professionnels ne doivent pas réfléchir, mais être les plus employables possibles. De la chair à emploi qui ne philosophe pas. « Ces initiatives d’ateliers philosophiques sont basées sur le volontariat des enseignants, ce qui limite le nombre d’élèves qui peuvent suivre ce cours, souligne Sigrid Gérardin, cosecrétaire du Snuep-FSU. On est loin de la généralisation de la philo dans les emplois du temps des bac pro. Le gouvernement a récemment annoncé la mise en place d’options, mais les élèves auront le choix entre une langue vivante, l’apprentissage du code informatique et un cours sur l’entrepreneuriat. Aucune trace de philo ! On est loin de l’objectif de l’éducation comme émancipation avec un socle commun partagé par tous les citoyens. »

En Macronie, les bacheliers professionnels sont de la chair à emploi qui ne philosophe pas. 

Également consciente des limites de cette expérimentation, Martine Eggenspiller se bat pour la dignité des lycéens pro, qui passe par l’accès à un enseignement de philosophie de qualité. « Je ne pouvais pas dire non à ce projet », martèle celle qui anime aussi des ateliers philo à destination des adultes. Si l’enseignante souhaite que sa matière apparaisse dans l’emploi du temps de tous les lycéens pro, elle se pose certaines questions. « Qui dit institutionnalisation de cet enseignement dit aussi une diminution des libertés pédagogiques, par exemple avec la mise en place d’un programme spécifique. Pour l’instant, nous avons énormément de marge, ce qui nous permet d’adapter le cours en fonction des élèves. Mais pourquoi priver les bac pro de philo ? » Une interrogation à laquelle répond en quelque sorte Lucie. « Ce cours, il me donne le sentiment d’être une lycéenne comme les autres », sourit la Lilloise. 

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