« À Artsakh, on parvient encore à sourire »

L’enclave arménophone du Haut-Karabakh (Artsakh) subit un blocus instauré par l’Azerbaïdjan depuis l’automne 2020. Dzovinar, journaliste TV, témoigne.

• 12 juillet 2023
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« À Artsakh, on parvient encore à sourire »
© Photo de Joshua Hoehne / Unsplash.

L’enclave arménophone du Haut-Karabakh (Artsakh, localement) subit un blocus instauré par l’Azerbaïdjan le 12 décembre 2022, à la suite de sa guerre de reconquête menée à l’automne 2020. La semaine dernière, la communauté arménienne organisait à Paris une soirée d’appels à la solidarité en France. Parmi les témoignages, celui de Dzovinar, journaliste TV.


Je suis née à Stepanakert [capitale de l’Artsakh] et j’ai survécu à trois guerres. J’ai passé mon enfance dans les sous-sols. Mes souvenirs d’enfance, même les bons, sont liés à la guerre. Le goût particulier des bonbons, nos jeux dans les bâtiments détruits par les bombardements, les pulls de laine épaisse que nos mères tricotaient pour les soldats, les spectacles que nous préparions pour nos pères qui rentraient de temps en temps, et l’odeur de la cigarette qui signifiait que le mien était revenu. J’étais déjà grande avant d’avoir grandi.

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Je suis mariée avec un rescapé des massacres de Bakou, Gary. Il est militaire et sert dans les forces armées de défense. Ce mot est important, car notre armée a toujours défendu la paix si fragile, héritée de nos pères. Presque toutes les femmes de mon pays ont accepté d’envoyer leurs maris, leurs fils, leurs pères pour protéger notre terre. Je présente le journal télévisé et réalise des reportages pour la chaîne de télévision publique d’Artsakh. Quand a commencé la guerre d’avril 2016, je me suis rendue sur le front et j’y ai retrouvé par chance mon mari en vie. Au printemps, nos champs prennent la couleur rouge des pavots à l’odeur enivrante. Mon mari en a cueilli quelques-uns pour moi sous les barbelés et m’a promis de revenir. Il a tenu sa promesse. Depuis, je porte du rouge à lèvres de la couleur des pavots. Et nos enfants ont appris à leur tour que l’odeur de la cigarette signifiait le retour de leur père.

Lorsque la guerre de 2020 a éclaté, Gary se trouvait en poste. Moi, j’étais à la maison. Des explosions m’ont réveillée, et j’ai vu leur fumée envahir le ciel ensoleillé. Après avoir mis mes enfants en sécurité au sous-sol, je suis immédiatement allée à la télévision. Je ne les ai revus que quelques jours plus tard. Ils n’ont pas posé de question, se sont contentés de la promesse que papa et maman reviendraient. Pendant chacun des quarante-quatre jours de la guerre, avec mon rouge à lèvres, j’ai dû lire en direct les listes noires des victimes. À chaque fois, je poussais un soupir de soulagement en n’y trouvant pas le nom de mon mari. Mais aussitôt après, je pleurais de honte d’avoir ressenti un instant de la joie, alors qu’il y avait des centaines de noms de maris, fils, frères sur ces listes.

Quand nous avons de la lumière pour quelques heures, nous sommes heureux.

Avec le même rouge à lèvres, j’ai aussi fait des reportages depuis la ligne de front. Ma couleur préférée n’était plus celle de l’espoir, mais de la douleur. Mon mari et moi avons tous les deux survécu à la guerre. Cependant, nous n’en sommes pas vraiment revenus. Après la défaite, notre combat continuait, pour vivre dans notre patrie ravagée. Lorsque la route de la vie a été fermée [l’unique voie qui relie l’Artsakh à l’Arménie, coupée par le blocus], ma première pensée a été pour ma fille aînée, Alina, étudiante à l’université d’Erevan. Dieu merci, elle était de l’autre côté. Elle a eu vingt ans le 29 juin. Je rêve de la serrer dans mes bras au moins une fois, de sentir son odeur, de caresser ses cheveux soyeux, et qu’elle rentre à la maison. Et j’ai encore honte. La guerre a aussi privé pour toujours des centaines de mères de ce rêve.

Malgré tout, je vis dans un pays où les gens parviennent encore à sourire. Quand nous avons de la lumière pour quelques heures, nous sommes heureux. En attendant que l’électricité revienne, nous avons réussi à trouver une poignée de chocolats pour les enfants. L’hormone du bonheur, aussi surprenant soit-il, est probablement celle que mon Artsakh produit le plus. Aujourd’hui, pour la première fois depuis des semaines, il y a de la lessive au supermarché de notre rue. J’ai fait tourner une machine et j’ai préparé le repas en chuchotant ma prière quotidienne : « Seigneur Dieu, fais que je termine avant la prochaine coupure d’électricité. »

Ce soir, je présenterai le journal en direct. Les ressources en eau du réservoir de Sarsang s’épuisent, le réseau électrique est surchargé, quatre enfants se battent pour survivre dans l’unité de soins intensifs de l’hôpital pédiatrique, où on ne peut plus opérer. Dans la région de Martuni, des soldats azerbaïdjanais ont ouvert le feu sur un agriculteur travaillant dans son champ. Cette dernière nouvelle sera la seule bonne de la journée : il n’y a pas eu de blessés. Je conclurai par ces mots à mes chers compatriotes : « Soyez forts. »

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