Lutte contre l’antisémitisme : pourquoi la gauche doit reprendre un combat historique

De longue date, la gauche française s’est mobilisée contre la haine anti-juive. Aujourd’hui, la solidarité avec la Palestine ne doit pas donner à ses ennemis un prétexte pour la stigmatiser.

Jean Stern  • 1 novembre 2023 abonné·es
Lutte contre l’antisémitisme : pourquoi la gauche doit reprendre un combat historique
La gauche du Front populaire réunie en mai 1936 autour de Léon Blum, Marcel Cachin, Maurice Thorez et Paul Vaillant-Couturier devant le Mur des fédérés du Père-Lachaise, à Paris.
© AFP

« Inquiétant », « pénible », « infamant », « absurde », « bof »… Les réponses de responsables et d’élus de gauche sont divergentes et vagues quand on évoque, ces derniers jours, le supposé antisémitisme de leur camp, dénoncé avec une vigueur renouvelée par la majorité et la droite, l’extrême droite, des intellectuels et des médias, une partie de la communauté juive au-delà des inconditionnels d’Israël. L’accusation paraît absurde car, toutes les études récentes le montrent, l’antisémitisme se propage essentiellement sur la toile. Ses principaux diffuseurs en France se nomment Alain Soral et Dieudonné et n’ont rien à voir avec la gauche.

Pourtant, le niveau des accusations contre elle est monté d’un cran. La Licra et quelques autres comparent Jean-Luc Mélenchon à Édouard Drumont, l’auteur de La France juive. L’historien Gérard Noiriel a pourtant établi, dans Le Venin dans la plume (La Découverte, 2019), que le successeur du polémiste antisémite était Éric Zemmour. Tournures de langage, thématiques et sombres attaques, il suffit de remplacer « juif » par musulman. Et c’est Zemmour, et pas Mélenchon, qui déjeune chez Le Pen père avec la fille d’un dignitaire nazi, forme particulièrement immonde d’absolution mondaine.

ZOOM : Soupçons et questions

Depuis l’horrible et barbare attaque terroriste du Hamas contre Israël et la campagne de bombardement sur Gaza, la France recense près d’un millier d’actes antisémites. Cette recrudescence n’est pas isolée. Au Royaume-Uni, en Italie, en Turquie ou au Daghestan, toujours les mêmes phénomènes : insultes, tags, menaces sur les synagogues et les personnes. Jamais, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les juifs de France et d’ailleurs n’avaient eu aussi peur pour leur vie et celle de leurs proches. La haine antisémite n’a pas sa place en France. Si cet antisémitisme trouve historiquement et principalement ses origines dans les mouvements d’extrême droite, ce qui se vérifie aujourd’hui encore, on ne peut ignorer les soupçons qui pèsent sur une partie de la gauche.

Les accusations sont trop graves et trop récurrentes pour les balayer d’un revers de la main, ne pas s’interroger et interroger la gauche. Et à travers elle, ses mécanismes, ses préjugés, son histoire. L’histoire de la gauche et du peuple juif. Sa manière d’en parler. Et la réception de cette parole par les juifs. Des questions légitimes qui se posent sans naïveté aucune sur les intentions de ceux qui accusent. Face à son soutien au peuple palestinien, se peut-il qu’un antisémitisme conscient, ou inconscient, gangrène la gauche ? La critique par une partie de la gauche de la politique coloniale et raciste de l’État israélien suffit-elle à la rendre antisémite ? De quoi la gauche est-elle accusée dès lors qu’il s’agit de parler du gouvernement le plus hostile et belliqueux qu’ait jamais connu Israël ? Est-il possible, après l’attaque inédite du 7 octobre, de faire un peu d’histoire – pour tenter de comprendre pourquoi nous en sommes là – sans être taxé d’antisémite ?

Peut-on dénoncer le racisme des uns, qui jugent qu’un civil palestinien mort « n’est pas la même chose » qu’un civil israélien mort ? Peut-on, dans le même temps, dénoncer l’antisémitisme des autres sans passer pour un agent de la hasbara ? Si le débat semble impossible, y compris à gauche tant les accusations vont parfois à rebours des engagements de ceux qui sont pointés du doigt, Politis fait le choix de s’entourer de spécialistes, aux analyses diverses. Il ne s’agit pas, ici, de donner raison à ceux qui agitent le chiffon rouge d’une gauche qui aurait perdu sa boussole, mais de comprendre. Parce que la gauche n’a qu’une seule boussole : la lutte contre toutes les formes de discriminations, le racisme et l’antisémitisme. Le reste n’a rien à voir avec la gauche.

Pierre Jacquemain

Mais le débat se complique à gauche depuis qu’une vague mondiale orchestrée par les partisans d’Israël fait établir comme vérité officielle que l’antisionisme est une forme d’antisémitisme. Soutenus par Emmanuel Macron, le Parlement et plusieurs collectivités locales (dont Paris « gauche plurielle » et Nice « droite macroniste ») ont voté depuis quatre ans des résolutions assimilant l’antisionisme à l’antisémitisme. La solidarité avec la Palestine, la dénonciation de la colonisation, le refus de faire entrer le conflit israélo-palestinien dans le cadre d’une guerre de civilisation sont pratiquement criminalisés.

Ce seraient les carburants d’un nouvel antisémitisme que les partis de gauche et d’extrême gauche refuseraient de voir. Le pouvoir interdit les manifestations en soutien aux Gazaouis au nom de ce principe fallacieux. À l’été 2014, à l’occasion d’une lourde offensive israélienne à Gaza, des manifestants quittent les cortèges à Paris et à Sarcelles quand quelques individus lancent des slogans antisémites. Mais leur retraite indignée de manifestations par ailleurs légitimes n’avait pas fait grand bruit à gauche. Des agressions rue de la Roquette par la Ligue de défense juive, la volonté de Manuel Valls, alors Premier ministre socialiste, d’interdire les manifestations ont fait écran et renvoyé les « Mort aux juifs » aux oubliettes.

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Pour les néoconservateurs à la française, qui ont désormais comme porte-parole principal ce même Valls, c’est devenu une évidence : une partie de la gauche, bien sûr, est antisémite. La dernière étude réalisée par l’Ifop, cet automne, pour l’Union des étudiants juifs de France (UEJF) fait mal sur ce plan. Même si l’échantillon du sondage est limité, ses résultats sont sans appel. Pour 77 % des étudiants juifs interrogés, l’antisémitisme est « répandu dans les universités et les grandes écoles françaises » et 84 % attribuent cette « montée des violences » à l’extrême gauche. Et pour 47 % de l’ensemble des étudiants sondés, juifs et non juifs, « les attaques de l’extrême gauche sont dangereuses pour les juifs vivant en France ». Un député de La France insoumise soupire, accablé, « on en est donc arrivé là ? ». « On est au cœur d’un impensé », ajoute une sénatrice écologiste face à l’expression de ce malaise.

L’extrême droite blanchie, la gauche accablée

Certes l’UEJF reprend la propagande israélienne, au mépris des faits, sur bien des sujets. Mais dénoncer avec vigueur cet alignement ne doit pas exonérer la gauche de répondre à ces chiffres plutôt que de botter en touche. Dans les années 1970, c’était un genre de blague juive : il se disait que le bureau politique de la Ligue communiste, avec Alain Krivine et Henri Weber, tenait ses réunions en yiddish, afin de ne pas être compris du leader de la minorité de la Ligue, Daniel Bensaïd, issu d’une famille juive d’Oran. Marquée d’histoires juives, cette gauche-là était aux premières lignes du combat pour les droits des Palestiniens et contre l’antisémitisme de l’extrême droite. Leurs héritiers, le NPA et LFI en particulier, sont accusés d’être au minimum complaisants avec les antisémites, par aveuglement et, pire encore, par opportunisme politique.

L’extrême droite est blanchie de tout soupçon et la gauche accablée. C’est cela qu’il faut inverser.

Des tweets stupides – la « rescapée » de Mathilde Panot, le « camper » de Mélenchon – permettent de stigmatiser une gauche qui aurait abandonné les juifs. Tandis que Marine Le Pen mène sans encombre une offensive de charme à destination des juifs, le camp d’en face semble à la ramasse. Et pourtant tout dans l’extrême droite européenne ramène à l’antisémitisme, que ce soit en Allemagne, en Autriche ou en Hongrie, où elle est même au pouvoir. Tout sauf la défense d’Israël. Ces racistes-là trouvent Gérald Darmanin charmant, sans doute aussi parce que sa plume a fourché sur l’antisémitisme (1). Mais c’est comme si la gauche ne les voyait plus.

1

Dans son livre Le Séparatisme islamiste, paru en 2021, le ministre de l’Intérieur a des indulgences pour l’antisémitisme d’État sous Napoléon. Des historiens ont protesté, le ministre est toujours là…

L’extrême droite est blanchie de tout soupçon et la gauche accablée. C’est cela qu’il faut inverser. La gauche doit retrouver ses fiertés historiques sur l’antisémitisme, le souffle de Léon Blum et l’élan de Carpentras. La France avait choisi Blum au milieu des années 1930 comme président du Conseil, alors que Hitler envoyait déjà à la mort les juifs allemands (et les communistes, les homosexuels, les Tsiganes). Homme de gauche ne cachant rien de sa judaïté, Blum avait auparavant tordu le bras du PCF et d’une partie des anarcho-syndicalistes afin qu’ils renoncent aux préjugés antisémites qui polluaient le mouvement ouvrier depuis le milieu du XIXe siècle.

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Et l’une des plus grandes manifestations de l’histoire contre l’antisémitisme a eu lieu à Paris, le 15 mai 1990, avec à sa tête, fait exceptionnel en soi, le président de la République François Mitterrand. Le défilé avait été organisé par le Conseil représentatif des organisations juives de France (Crif) avec le soutien de tous les partis de gauche pour protester contre la profanation du cimetière juif de Carpentras par cinq néonazis, qui avaient entre autres horreurs déterré un corps pour l’empaler. L’extrême droite se nourrissait alors des jeux de mots antisémites de Jean-Marie Le Pen. Cette manifestation dite républicaine était un barrage populaire contre l’antisémitisme, une déclaration de rage contre l’extrême droite.

Combattre l’antisémitisme est pour la gauche question de morale, mais aussi de survie.

Un combat abandonné

Aujourd’hui, les actes antisémites se multiplient – plus de 700 en France depuis ce 7 octobre – sans avoir la gravité de Carpentras ou, plus tard, des tueries de Toulouse en 2012 et de l’Hyper Cacher en 2015. Ce sont cependant autant d’insultes, d’agressions nauséabondes, de peurs, avec la diffusion massive en ligne de slogans d’inspiration nazie. Il faut dénoncer cette pente désastreuse sans laisser Darmanin et les médias mainstream entonner le couplet de l’antisionisme et de son pendant à peine caché, l’islamophobie.

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Un élu de gauche d’une grande ville le reconnaît : « On a depuis quelques années abandonné le combat sur cette réalité-là. Haine des musulmans, haine des juifs, c’est évidemment le même sujet. » Le débat, depuis que l’historien Michel Dreyfus a publié en 2009 L’Antisémitisme à gauche. Histoire d’un paradoxe, de 1830 à nos jours (La Découverte), est récurrent. Illana Weizman, avec Des Blancs comme les autres ? Les Juifs, angle mort de l’antiracisme (Stock, 2022) ou le coanimateur du Réseau d’actions contre l’antisémitisme et tous les racismes, Jonas Pardo, sont prompts à dénoncer les ambiguïtés sémantiques de Mélenchon.

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En pointe depuis des années sur la situation à Gaza, qu’il juge « révoltante », le dirigeant de LFI dit son « ras-le-bol » d’être accusé d’antisémitisme. Mais les mots justes doivent trouver une juste place, ce qui n’est pas le cas. Certes, il n’est pas simple de faire mieux comprendre que la gauche existe face à l’antisémitisme à ceux pour qui « le concept de gauche s’effondre devant Israël », résume Michèle Sibony, de l’Union juive française pour la paix. Ce n’est cependant pas une raison pour prendre la tangente. L’affaire Dreyfus avait remué les intellectuels et la presse, Blum avait enflammé un pays avant de le décevoir, et l’antisémitisme reculait à gauche. D’où qu’il vienne et quelle que soit sa forme, le combattre est pour elle une question de morale, mais aussi de survie.


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Publié dans le dossier
Antisémite, la gauche ?
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