Ce que nous dit l’affaire de Sciences Po

La pseudo-interdiction faite à une jeune fille d’entrer dans un amphi de Sciences Po où se tenait une réunion de solidarité avec Gaza est devenue une affaire d’État. L’affaire a réveillé tout ce que la France politico-médiatique compte d’inconditionnels de la politique israélienne.

Denis Sieffert  • 18 mars 2024
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Ce que nous dit l’affaire de Sciences Po
L'entrée de Sciences Po, le 13 mars 2024.
© EMMANUEL DUNAND / AFP.

L’affaire a fait grand bruit. Une jeune fille aurait été empêchée d’entrer dans un amphi de Sciences Po où se tenait une réunion de solidarité avec Gaza. Le directeur des rédactions du Parisien rapporte la phrase qui lui a permis de forger ses certitudes : « Ne la laissez pas rentrer, c’est une sioniste. » Le journaliste n’est pas bien sûr, mais c’est « ce qu’on a entendu », dit-il. Qui est « on » ? Il ne sait pas, et nous non plus. Qu’importe ! C’est plus qu’il n’en faut pour condamner une « poignée d’étudiants rageux [qui] se cachent une fois encore derrière l’antisionisme pour attiser un climat antisémite ». Un peu plus loin dans le même journal, et sous d’autres signatures, la seule question qui vaille est enfin posée : « Que s’est-il vraiment passé ? » En vérité, pas grand-chose.

Rendons d’ailleurs justice à la jeune fille en question, membre de l’Union des étudiants juifs de France (UEJF), qui a reconnu qu’elle n’avait pas entendu de propos antisémites et qu’elle avait pu pénétrer dans l’amphi. Mais ce « pas grand-chose » a fait la une du Parisien : « Une affaire d’État ». Et, de fait, c’est devenu une « affaire d’État » puisque le Premier ministre et la ministre de l’Enseignement supérieur ont illico rappliqué à Sciences Po, et que, last but not least, le président de la République a affirmé en conseil des ministres qu’« une jeune juive a été interdite d’accès et victime de propos antisémites ». « On » a le bras long. En vérité, il semble que le seul crime des jeunes organisateurs de cette manifestation est d’avoir occupé l’amphi sans autorisation. Un dicton populaire appelle ça faire une omelette avec un seul œuf.

Les faits n’ont plus d’importance. Car ce qui s’est passé, ou ne s’est pas passé, est une aubaine.

Voilà comment, à partir d’une contre-vérité, un discours se construit, se propage, inarrêtable. Deux jours plus tard, dans le Journal du dimanche, le journal de Bolloré, Sylvie Retailleau, la ministre, continue comme si de rien n’était. Les faits n’ont plus d’importance. Car ce qui s’est passé, ou ne s’est pas passé, est une aubaine. Depuis l’ancien ministre Jean-Michel Blanquer, l’école de la rue Saint-Guillaume, soupçonnée d’importer le « wokisme » et « l’islamo-gauchisme » des campus américain, est dans le collimateur du pouvoir. Le gouvernement rêve de reprendre en mains cette vieille institution longtemps réputée pour reproduire les élites – on se souvient des fameux Héritiers de Bourdieu et Passeron (Minuit, 1964) – et qui serait devenue foyer de subversion. Mais il y a évidemment autre chose. L’affaire a réveillé tout ce que la France politico-médiatique compte d’inconditionnels de la politique israélienne.

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Pour autre preuve, les attaques contre Rima Hassan, cette jeune femme d’origine palestinienne qui figure en septième position sur la liste LFI pour les européennes et qui, pour cette raison même, est affublée dans les bulletins d’information de cet adjectif sournois bien pratique : elle est « controversée ». Mais qui est-elle et que dit-elle vraiment ? Née dans un camp de réfugiés, elle prête aujourd’hui ses compétences juridiques à celles et ceux qui, comme elle jadis, connaissent la précarité et la violence de l’exil. Au contraire de Jean-Luc Mélenchon, elle n’a pas manqué de qualifier de « terroriste » l’attaque du Hamas du 7 octobre. On a donc trouvé contre elle un autre argument : elle serait contre la solution à deux États. On sous-entend par là qu’elle serait « par conséquent » pour la destruction d’Israël.

Un État binational est, en théorie, la solution la plus humaine, la plus laïque et la plus universelle.

Ici, l’ignorance le dispute à la malhonnêteté politique. Car Rima Hassan n’est pas hostile à la solution à deux États, elle n’y croit plus – ce qui n’est pas pareil. Que ceux qui lui font ce reproche se prononcent pour la décolonisation de la Cisjordanie et de Jérusalem-Est, où se sont installés sept cent mille colons ! Ils rendront la solution à deux États de nouveau possible. En attendant, la jeune femme se dit favorable à un État binational. En théorie, la solution la plus humaine, la plus laïque et la plus universelle. Celle qui mêle tous les habitants, quelles que soient leur religion ou leur origine ethnique. Une utopie, hélas.

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Le débat n’est pas nouveau, c’est une vieille histoire, même au sein des communautés juives. Mais il suffit que l’on parle d’État binational pour que ceux qui font barrage à la solution à deux États en deviennent soudain les fervents avocats. Nous en sommes là dans la France d’Emmanuel Macron. Alors qu’Israël se perd dans la déchéance morale, que l’on en est à plus de 31 000 morts à Gaza et que la famine est devenue une arme de guerre pour tuer surtout des enfants, il n’y a rien de plus urgent que de traquer ceux qui dénoncent le crime et de les couvrir d’opprobre.

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