Godard ou le cinéma projeté

Film annonce du film qui n’existera jamais : « Drôles de guerres » est un court métrage que le cinéaste a laissé avant de disparaître. Il sort sur les écrans accompagné de Notre musique, un film de 2004.

Christophe Kantcheff  • 7 mai 2024 abonné·es
Godard ou le cinéma projeté
© Saint Laurent - Vixens - L'Atelier

Film annonce du film qui n’existera jamais : « Drôles de guerres » / Jean-Luc Godard, 19 minutes.
Notre Musique, Jean-Luc Godard, 1 h 20.

Il n’y aura pas de film ultime. Ou plus exactement, on peut en imaginer autant qu’il est possible à partir de Film annonce du film qui n’existera jamais : « Drôles de guerres » : un non-film qui pourtant déborde de cinéma, un court-métrage laissé par Jean-Luc Godard avant de disparaître, le 13 septembre 2022, par suicide assisté. Dix-neuf minutes de plans pour la plupart fixes, où l’on retrouve les collages de textes et d’images – photos, tableaux, films… – qu’affectionne le réalisateur d’Adieu au langage destinés à dialoguer entre eux et faire émerger des sens imprévus.

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Dix-neuf minutes de sons et de musiques. Et de nombreux silences, comme jamais un film de Godard n’en a contenu : ainsi résonne l’absence, l’invitation à l’imaginaire aussi.

Le cinéaste projetait d’adapter un roman oublié, prix Goncourt en 1937, Faux passeports, du belge Charles Plisnier. Convaincu de trotskisme et exclu du Parti communiste en 1928, Plisnier fait vivre à ses protagonistes la désillusion qui fut la sienne face à la grande utopie collective du XXe siècle. La voix de Jean-Luc Godard se fait alors entendre pour parler de ce qui l’a séduit dans le livre de l’écrivain. Un adjectif, devenu un poncif, dit de cette voix qu’elle est « charbonneuse ». Elle semble beaucoup plus fragile ici, moins fluide qu’à l’ordinaire, ce qui n’est pas sans susciter de l’émotion. Il dit : « Plisnier écrit par touches, comme un peintre ». Le cinéaste a reconnu sa méthode.

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Une peinture rouge et noire se fait insistante, suggérant que le film à venir qui ne viendra pas aurait été directement politique, autant que l’était Notre Musique, dont plusieurs images figurent dans Film annonce… D’où l’idée du distributeur, Blue Bird distribution, de programmer en salles le court avec ce long métrage. Tourné en 2003 à Sarajevo et Mostar, le film croise plusieurs frontières, charrie plusieurs langues (via des écrivains) et voit la capitale de la Bosnie-Herzégovine comme un lieu de réconciliation alors que les références explicites au conflit israélo-palestinien abondent – de ce seul point de vue, Notre Musique reste d’une actualité évidente.

(Photo : Fabrice Aragno.)

Certaines paroles de ce film sont aussi reprises dans Film annonce… Comme celles-ci, extraites d’un texte de la philosophe Antonia Birnbaum à propos de Walter Benjamin, dont le titre est Faire avec peu (1) : « Sa devise est de se débrouiller avec peu. Quand la maison brûle déjà, il est absurde de vouloir sauver les meubles. S’il reste une chance à saisir, c’est celle des vaincus. » Bien que produit par Saint-Laurent, Jean-Luc Godard, épaulé par son complice Fabrice Aragno et accompagné par Jean-Paul Battagia et Nicole Brenez, eux aussi proches du réalisateur, a fabriqué cette annonce de film « avec peu », comme un simple artisan. Mais il s’est « débrouillé » comme un maître.

1

Revue Lignes, Février 2003, n°11.

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Cinéma
Temps de lecture : 3 minutes