« La référence au Front populaire permet de lier conscience du danger et victoire possible »
Spécialiste du Front populaire et biographe de Léon Blum, l’historien explique l’engouement pour cette référence passée au sein du peuple de gauche, mais aussi les très grandes différences par rapport au contexte politique actuel.
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La référence au Front populaire adoptée par la nouvelle alliance en cours de construction entre les différentes formations de gauche vous semble-t-elle justifiée, en dépit d’un contexte et d’un système institutionnel très différents de ceux de 1936 ? Ou n’est-ce qu’un coup politique ou de communication ?
Fredéric Monier : Je n’y vois pas un simple coup politique, même si on peut apporter quelques nuances en ce sens. C’est d’abord une référence dont peuvent se réclamer la plupart des groupes ou formations politiques qui négocient aujourd’hui ou s’entendent sur cette alliance. C’est un épisode historique qui, d’une certaine manière, peut faire consensus en leur sein. Et il n’y en a finalement pas tellement d’autres qui pourraient le faire aussi bien. Cela me semble important à noter, sachant que les gauches françaises ont déjà fait référence après 1936 au Front populaire lorsqu’elles souhaitaient s’unir au moment d’élections qu’elles jugeaient importantes. Je pense notamment aux années 1970 autour du programme commun et de l’« union de la gauche ». Je pense aussi aux élections de 1981, en particulier aux législatives. On connaît tous le slogan de François Mitterrand, « La force tranquille », qui était une référence directe à un discours de Léon Blum de 1936.
Ensuite, il y a eu nombre d’initiatives ou d’interventions de Pierre Mauroy rendant hommage à Léon Blum. Et c’est également vrai pour le Parti communiste à ce moment-là. C’est donc une référence qui a été revendiquée par les gauches depuis 1945 et au fil des décennies jusqu’à nos jours. Aujourd’hui, c’est une manière de s’inscrire dans cette histoire, même si c’est le caractère antifasciste de la référence qui est le plus souvent convoqué. Toutefois, en politique, il ne faut pas être naïf, et le « coup politique » peut toujours exister. Je pense au lancement, il y a quelques années, de la revue Front populaire, dirigée par Michel Onfray : on a vu alors des débats assez vifs sur le fait qu’Onfray ait choisi ce titre et reprenne cette référence à son compte. Il y a sans doute eu là une bonne part de « coup politique ».
Pourquoi ce terme de « Front populaire », qui a été lancé par François Ruffin dès le soir des résultats des européennes, a-t-il été repris et adopté quasi immédiatement ? Et pourquoi semble-t-il susciter un tel engouement au sein du peuple de gauche ?
Il me semble que l’une des raisons pour lesquelles son adoption a été quasi immédiate, c’est qu’il existe aujourd’hui une grande fragmentation des partis politiques français. C’est vrai à gauche, bien sûr, mais aussi à droite, comme on le voit ces jours-ci du côté des Républicains. Or cette fragmentation des formations politiques, on la trouve déjà, sans vouloir faire d’anachronisme, dans la France du début des années 1930. Même dans des formations qui sont loin d’être représentées au Parlement. Dans ces moments de grande fragmentation, de dissensions internes, il est rassurant d’avoir des références communes. Je prendrai un exemple qui fera peut-être sourire aujourd’hui : la référence à Jean-Jacques Rousseau pendant la Révolution française, de 1792 jusqu’à au-delà même de Thermidor.
Il était rassurant de se situer dans les pas d’un grand homme des Lumières et d’un courant de pensée, alors même que l’œuvre du philosophe peut être interprétée de différentes façons et que cette référence n’explique pas forcément ce qui s’est passé dans des moments décisifs. On se trouve à chaque fois dans un contexte très incertain, très labile, avec sur les épaules le devoir de faire des choix lourds de conséquences, aussi est-il normal et rassurant de se tourner vers un épisode qui a fonctionné et qui peut donc être revendiqué par les uns et les autres quand bien même on est très divisés. Selon moi, cela explique le succès de cette référence au sein de la France qui se sent à gauche. Parce qu’il y a la conscience d’un danger politique, mais aussi la promesse d’une victoire qu’elle peut faire naître.
Au-delà du slogan ou de la bannière « Front populaire », voyez-vous, en tant qu’historien spécialiste de cette séquence victorieuse pour la gauche en 1936, des analogies avec les débuts de la grande mobilisation populaire, lancée le 12 février 1934 en réaction à l’attaque de l’extrême droite du 6 février ?
Encore une fois, sans tomber dans l’anachronisme, il faut se demander jusqu’à quel point le nom « Front populaire », le drapeau, la bannière évoquent aujourd’hui des perceptions, des compréhensions communes de ce qui se passe aujourd’hui et qui serait semblable à ce qui s’est produit en 1934. Je ferai deux remarques. Tout d’abord, le jeu analogique est nécessairement très limité : les différences sautent aux yeux entre la situation de février-mars 1934 et celle de ce mois de juin 2024. Aujourd’hui, il n’y a pas eu d’émeutes, ni de morts heureusement.
Pour le moment, nous connaissons quelque chose d’essentiellement différent par rapport à la séquence du mitan des années 1930.
Il y a eu un résultat électoral des nationalistes (j’emploie ce terme pour marquer davantage de continuité, sans dénier la question de l’extrême droite, car le RN est l’héritier des nationalistes français depuis la fin du XIXe siècle), nouvel épisode d’une succession de coups de tonnerre depuis le début de ce siècle du fait de leur progression dans les urnes et de résultats extrêmement élevés au regard de leur histoire. Ensuite, le fait que le président de la République dise que la foudre est tombée sur la maison et qu’il décrète – seul –, avec la dissolution de l’Assemblée nationale, cet état d’incendie. Ce qui signifie que nous sommes dans une séquence très fébrile, avec une durée très resserrée dans l’agenda fixé par le chef de l’État. Il y a là une différence considérable avec la situation qu’ont connue les gauches entre février 1934 et juin 1936.
Cela ne veut pas dire pour autant que ce nouveau Front populaire, auquel répondent de manière extrêmement favorable les syndicats, des organisations comme Attac et sans doute la Ligue des droits de l’homme, nous empêchera d’assister dans les semaines et les mois à venir à des formes de mobilisation plus amples. Mais, pour le moment, nous connaissons quelque chose d’essentiellement différent par rapport à la séquence du mitan des années 1930.
L’autre remarque que je voudrais faire concerne ce que vous avez appelé le « slogan ». Le Front populaire présent n’en a pas, du moins pour l’instant. Fin 1934, le slogan, lancé au départ par le Parti communiste et adopté par le peuple de gauche, était « le Front populaire pour la paix, le pain, la liberté ! ». Cette question est importante car elle renvoie à des objectifs – ou des valeurs, comme on le dirait aujourd’hui –, mais elle renvoie aussi à la question du programme, qui est déterminante. Les discussions qui ont lieu de 1934 à 1936 portaient sur le programme et les mesures à prendre, qui engageaient bien sûr les partis politiques mais aussi toute une série d’acteurs, comme les syndicats ou des groupements qui voulaient se faire entendre et peser sur ces mesures. De ce point de vue, nous vivons une séquence où l’on attend encore les concertations et les propositions collectives.
Toutefois, en 2024, François Ruffin et d’autres avec lui, en parlant de Front populaire, ont lié finalement deux choses : une résistance au danger nationaliste (que d’autres appelleront fasciste ou d’extrême droite) et la promesse de réformes économiques et sociales d’ampleur. C’est la référence qui permet de lier ces deux éléments. En 1934, c’est assurément le danger fasciste qui met en mouvement le peuple de gauche, mais, en 1936, c’est l’autre aspect qui prend le dessus. En tout cas, cette référence évoquant tout de suite, à gauche, cette double dimension (antifasciste et sociale) explique sans aucun doute aujourd’hui le succès et l’acception quasi immédiate du terme Front populaire.
Peut-on voir une analogie entre la solidarité avec l’Ukraine agressée et celle pour l’Espagne républicaine et son Frente popular ?
Là aussi, on peut identifier des différences et des relectures. En 1936, lorsque le Front populaire arrive au pouvoir en France, les généraux putschistes espagnols n’ont pas encore fomenté leur coup d’État, qui n’advient qu’en juillet. C’est donc quelque chose de foncièrement inattendu. Tout le monde en France, quels que soient les partis politiques, craint alors une nouvelle guerre. Cette peur existait déjà avant 1936, mais cet événement rend le risque de guerre encore plus perceptible du côté de l’Espagne à partir de l’été. Or, dans notre situation actuelle, la guerre en Ukraine est antérieure à cette période de fébrilité et de grande transformation de la scène politique et de la scène publique françaises. La guerre a commencé en février 2022 et on se rend compte que les politiques d’apaisement tentées entre 2014 et 2021 ont échoué. Tandis que ces questions-là ne sont pas réglées à l’été 1936.
D’où les débats passionnés et les divisions terribles entre antifascistes résistants et antifascistes pacifistes. Aujourd’hui, la question est déjà présente dans le cahier des charges des uns et des autres au moment où ils discutent. Bien sûr, entre LFI et Place publique, la question de l’Ukraine, de la guerre, du pacifisme et de la résistance s’exprime maintenant. Tandis qu’en 1936, c’est la surprise. Et le réarmement français décidé dès septembre 1936 par Léon Blum et Édouard Daladier est en quelque sorte la seule solution possible, alors qu’ils ont déjà le pouvoir. Il me semble qu’aujourd’hui, pour les gauches françaises, la situation est vraiment fort différente.
Il y a chez Macron une méprise profonde sur le sens de l’action d’hommes de gauche, comme Blum, mais aussi Mendès France ou même Mitterrand.
Emmanuel Macron semble ignorer la figure et l’histoire de Léon Blum, alors qu’il y a lui-même fait référence à plusieurs reprises. Comment cela s’explique-t-il ?
Il est toujours difficile, sinon gênant, de constater que le chef de l’État ignore un certain nombre de réalités historiques qui ont une importance profonde pour la compréhension de la société ou de la nation française. Ce projet politique qu’il expose et qu’il met en œuvre vaille que vaille depuis plusieurs années, qui se présente comme une union républicaine « contre les extrêmes », supposé rejeter autant le PCF, LFI ou d’autres formations d’extrême gauche que le RN et les autres formations d’extrême droite, a une histoire. Cette politique de républicains de gouvernement contre les « extrêmes » commence avec Jules Ferry, elle se poursuit avec Raymond Poincaré, puis avec Gaston Doumergue – en 1934 justement –, que Léon Blum n’aura de cesse d’attaquer quasi quotidiennement, notamment dans ses éditoriaux du Populaire, le journal de son parti, la SFIO.
Pourtant, Emmanuel Macron n’emprunte rien à cette histoire. François Hollande, lui, l’avait fait dans son discours public au lendemain de son investiture, devant la statue de Jules Ferry – ce qui n’est certainement pas un hasard. Mais, du côté de notre actuel Président, cette histoire n’est pas prise en compte. D’où, chez lui, une méprise profonde sur le sens de l’action d’hommes de gauche, comme Léon Blum, mais aussi Pierre Mendès France ou même François Mitterrand. Une action qui ne peut pas correspondre au projet politique qu’il a défendu et défend aujourd’hui.
Diriez-vous que, comme elle l’a réclamé et obtenu en 1936, la « base » pourrait être en capacité, aujourd’hui, de dépasser les programmes proposés par les appareils des partis qui s’unissent ?
C’est une question passionnante : nous n’en avons bien sûr pas les clés, mais nous pouvons d’ores et déjà y réfléchir. Compte tenu du délai très court de cette espèce de tragédie politique qui a fait irruption à une date que personne n’attendait, il est probable que les forces politiques qui élaborent ce programme vont s’en tenir à une série de mesures phares applicables dans un temps relativement bref. La référence au Front populaire de 1936 va dans ce sens, d’ailleurs. Même si Léon Blum a voulu, en quelque sorte, un contrat de législature qui discipline les députés du Front populaire, il n’y est pas parvenu. D’un autre côté, il y a le mouvement social. Or celui-ci, ces dernières années, a pu être porteur de très grandes indignations et de mobilisations collectives, mais a connu une série d’échecs parfois cuisants. Est-ce que la séquence politique qui s’ouvre peut ouvrir un espace de liberté pour le mouvement social en France ? À titre personnel, je le souhaite. Mais seul l’avenir nous le dira.
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