Comment François Ruffin veut aller au front

Le député de la Somme s’entoure d’élus venus de toutes les gauches. Son discours fait quasiment l’unanimité dans son camp. Il cristallise désormais de nombreux espoirs pour porter les couleurs de la gauche unie en 2027.

Lucas Sarafian  • 5 mars 2024 libéré
Comment François Ruffin veut aller au front
François Ruffin au Salon de l’agriculture, le 27 février 2024.
© Serge Tenani / Hans Lucas / AFP

À la sortie d’un restaurant proche de l’Assemblée nationale, juste avant le 1er mai 2023, Sophie de Menthon croise François Ruffin. La cheffe d’entreprise et présidente d’Ethic, une organisation patronale associée au Medef, organise depuis longtemps des rencontres à huis clos entre des personnalités politiques et des patrons. Malgré ses invitations répétées, aucun insoumis n’a jamais accepté. Mais Sophie de Menthon tente sa chance auprès du député picard. Mis au défi, Ruffin change sa position : c’est promis, il viendra.

Engagement tenu. Le 7 septembre, l’élu de La France insoumise (LFI) se retrouve à l’heure du petit-déjeuner au 33, rue du Faubourg-Saint-Honoré, dans le 8e arrondissement de Paris, dans l’hôtel particulier qui abrite le cercle de l’Union interalliée, un club où se mêlent hommes d’affaires, intellectuels et personnalités politiques. Devant lui, une quarantaine de patrons, dont certains font partie des 500 plus grandes fortunes de France.

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L’audience est loin de lui être acquise. Peu importe. Il n’est pas question de changer une virgule à ses idées en matière économique. Il défend donc la régulation des marchés financiers et le partage des dividendes coûte que coûte. « L’une de ses premières phrases fut : ‘Je ne supporte pas les patrons qui se goinfrent.’ Ça a commencé chaud », se souvient Sophie de Menthon.

Qu’allait faire François Ruffin dans cette galère ? « Ça fait vingt ans que dans mon coin j’en rencontre, des patrons, des industriels notamment. Que je cherche à comprendre leur logique, leurs soucis. Que j’ai plaisir, même, à échanger sur nos désaccords. Que sur toutes les luttes, quand ils l’acceptent, je demande à rencontrer la direction, répond le député de la Somme à Politis. Et même, quel était le but de Merci patron ! ? Obtenir un rendez-vous avec Bernard Arnault, l’emmener sur les terres du Nord qu’il a vampirisées, lui offrir une frite avec d’anciens ouvriers, bref, le réinsérer socialement. »

Savoir dialoguer avec tout le monde, c’est une qualité nécessaire pour accéder aux plus hautes responsabilités.

E. Sas

La députée écologiste de Paris Eva Sas, spécialiste du partage de la valeur, l’accompagne ce jour-là. « Il sait que sa vision du monde économique ne pourra pas convaincre ces chefs d’entreprise, affirme-t-elle. Mais savoir dialoguer avec tout le monde, c’est une qualité nécessaire pour accéder aux plus hautes responsabilités. »

Rassembleur

À gauche, tout le monde s’accorde à dire qu’il n’est plus seulement l’excellent capteur de la colère sociale du pays, ce « député trublion » qui enchaîne les coups d’éclat. Non. Il aurait pris de « l’épaisseur », cette fameuse dimension pour rêver de l’Élysée. « Il a élargi sa pensée tout en restant connecté à ce qui se passe dans le pays. Il est resté député-reporter et il est en train d’en faire un projet politique », analyse l’eurodéputée insoumise Leïla Chaibi.

Surtout, François Ruffin a le mérite de mettre à peu près tout le monde d’accord. Les socialistes apprécient sa contestation du bruit et de la fureur. Les communistes adhèrent à son analyse sur le monde du travail. Les écologistes sont persuadés qu’il fait le lien entre fin du monde et fin du mois. « Il est rassembleur pour les électeurs de gauche. Il a cette aura qui motive les gens à se déplacer pour le voir », selon la députée LFI Pascale Martin.

Et les insoumis ? Les plus fidèles à la ligne de Jean-Luc Mélenchon ne le trouvent pas assez loyal envers le mouvement qui l’a soutenu avant d’entrer à l’Assemblée. « Il y a des anti-ruffinistes dans le groupe, qui n’aiment pas sa liberté. Pour eux, Ruffin était une force en 2017. En 2022, ça l’était moins. Maintenant, ils le voient comme une menace », confie une source insoumise.

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Pour le moment, l’élu de la Somme veut éviter l’affrontement direct avec le triple candidat à la présidentielle. Pas question de créer son propre courant interne. Il n’a donc pas souhaité prendre la tête de la fronde initiée par Clémentine Autain, Raquel Garrido, Danielle Simonnet et Alexis Corbière. Mais il fait quand même partie de la petite bande des « unionistes », avec le socialiste Jérôme Guedj, la communiste Elsa Faucillon et l’écolo Julien Bayou, qui échangent de manière assez informelle. François Ruffin semble avoir saisi l’équation : s’il veut se construire un petit espace, il a tout intérêt à se parer des couleurs de la Nouvelle Union populaire, écologique et sociale (Nupes).

Collectif

Au soir du 21 novembre 2023, Ruffin fête l’ouverture du tout nouveau local parisien de son micro-parti Picardie debout !, près de la gare de l’Est. Les convives viennent de toutes les gauches : il y a le député écologiste Charles Fournier, le communiste Sébastien Jumel, les membres de Génération·s Léa Filoche et Benjamin Lucas, et les insoumis Clémentine Autain et Danielle Simonnet. « François Ruffin, c’est l’une des personnes qui tend le plus la main au groupe écolo mais aussi aux autres groupes. Il veut entendre toutes les histoires politiques », raconte la députée écologiste Marie Pochon.

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Même s’il assume son indépendance vis-à-vis du groupe insoumis, François Ruffin rêve d’un collectif pour la gauche en 2027 pour contrer les deux blocs d’extrême droite et libéral. « Les macronistes sèment le désordre dans le pays, on le voit sur tout : l’électricité, les médicaments, l’enseignement, l’hôpital, l’agriculture… Parce qu’ils font confiance à un marché qui ne marche plus, parce qu’il s’agit de toujours plus le ‘libérer‘, développe-t-il. Face à ce chaos, nous devons rassurer les Français, leur garantir stabilité et sécurité, les protéger. Or, pour insuffler cette confiance, pour incarner cette solidité, il ne faut pas une femme ou un homme providentiel, mais une équipe. »

C’est une voix qui peut porter le rassemblement de la gauche et des écologistes.

S. Peytavie

En sera-t-il le capitaine ? « C’est une voix qui peut porter le rassemblement de la gauche et des écologistes », croit le député Génération·s Sébastien Peytavie. « Ruffin fait partie de ceux qui apportent des sujets, il sera membre de cette équipe de France de la gauche et des écologistes. Je ne sais pas encore s’il en sera le capitaine, ce n’est pas l’urgence », estime le député écolo Charles Fournier.

Le président socialiste du département de Seine-Saint-Denis, Stéphane Troussel, est membre lui aussi du club des « unionistes ». Et il imagine volontiers Ruffin au sein d’une équipe mêlant les socialistes Boris Vallaud et Olivier Faure, les écologistes Marine Tondelier, Yannick Jadot et Julien Bayou, les communistes Elsa Faucillon et Ian Brossat, et les insoumis Clémentine Autain et Alexis Corbière. « En automne 2024, on pourrait lancer une démarche commune où une ‘dream team’ irait à la rencontre des électeurs pour créer une dynamique unitaire et un projet collectif », envisage-t-il.

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Certains des proches de François Ruffin tempèrent ces envies. « Il reste trois ans pour construire l’alternance à Emmanuel Macron. Le temps n’est pas venu d’entrer en campagne. Il faut surtout se rendre utile aux gens et mener des combats. C’est à ça que s’attellent François comme plusieurs députés de gauche », assure son ami et député communiste Sébastien Jumel.

Ruffin veut reconnecter la gauche avec le réel. Il se demande comment on fait l’alliance entre les éleveurs, les écolos et les quartiers.

D. Maudet

« François est conscient qu’il a un rôle à jouer. Mais il nous rappelle toujours à l’ordre en nous répétant que 2027, c’est loin, soutient un ex-collaborateur du groupe insoumis qui s’est rapproché de Picardie debout ! Il dit que sa priorité, c’est de créer une base militante de gauche sur le terrain pour que le futur candidat ait un vrai appui. » Quant au principal intéressé, il renvoie à plus tard la désignation de ce « capitaine ».

Sophie Binet François Ruffin entretien
François Ruffin, lors d’un entretien croisé avec Sophie Binet (CGT), le 4 octobre 2023, pour Politis.

Pour le moment, François Ruffin perçoit une majorité électorale acquise à la gauche sur certains sujets comme l’indexation des salaires sur l’inflation, le gel des loyers, la retraite à 60 ans, le référendum d’initiative citoyenne ou l’exception agriculturelle française. « Il faut un débouché politique au désir d’autre chose dans la société, un débouché aux millions de manifestants contre la réforme des retraites l’an dernier. Et, pour ça, il y a bien des morceaux à recoller, dans un pays fracturé : entre les jeunes et les plus âgés, entre classes populaires et intermédiaires, entre quartiers et campagnes… », énonce-t-il.

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Depuis l’été dernier, il tente de faire l’union entre la « France des bourgs et des tours », une manière de réunir banlieues, périphéries, bassins industriels et sous-préfectures. « La “gauche Terra Nova” a oublié ces territoires. Ruffin veut reconnecter la gauche avec le réel. Il se demande comment on fait l’alliance entre les éleveurs, les écolos et les quartiers », expose le député insoumis Damien Maudet.

Au sein du clan ruffiniste, on explique que cette ligne politique pourrait permettre au candidat de gauche d’atteindre un nouvel électorat. « Mélenchon a fait une partie du travail en cherchant les abstentionnistes et les classes populaires. Ruffin touche des électeurs fâchés en leur disant que le problème n’est pas les immigrés et les sans-papiers, mais l’état de l’hôpital public et le prix de l’alimentation », affirme un attaché parlementaire insoumis tendance Ruffin.

Bataille culturelle

Mais certaines de ses déclarations crispent encore les électeurs de gauche. Certains se souviennent de ce meeting organisé par la CGT en 2017. Assa Traoré et Youcef Brakni, du comité Adama, interpellent le député pour qu’il porte un tee-shirt à l’effigie d’Adama Traoré. Ruffin refuse. Il estime qu’il doit être « intimement convaincu et mener son enquête ». « Ça a été sa grande faute. Mais il a cherché à comprendre. Il sait maintenant que cette violence policière est un phénomène systémique. Sur la mort de Nahel, ses positions ont été plus claires. Il a évolué, il est au moins ouvert », avance Brakni.

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D’autres gardent aussi en mémoire sa réaction face à l’idée d’une loi autorisant le changement de genre à 16 ans, le 1er juin sur Franceinfo. « On ne devrait pas faire tout ce qui nous passe par la tête, tout ce qu’on souhaite et qui est peut-être bon en soi […] », avait-il dit. « Il considère que le social est la question fondamentale qui mettrait tous les autres sujets au second plan. Pour lui, les enjeux de laïcité, de diversité et d’identité ne font qu’hystériser le plateau de CNews, et la gauche n’y gagnerait rien », d’après Saïd Benmouffok, membre de Place publique et conseiller d’Anne Hidalgo.

Ses plus proches estiment que François Ruffin s’est distingué sur l’international grâce sa prise de position remarquée après les attaques du Hamas. À les écouter, le député aurait aussi gagné une bataille culturelle sur le protectionnisme, une idée qui a fait son trou à gauche et dans l’opinion publique. Mais l’élu cherche aujourd’hui à déplier son logiciel. De ce fait, il échange avec des experts comme l’historien Patrick Weil sur la laïcité et la crise démocratique, la militante Pauline Londeix sur la santé, et, selon Le Monde, le géopolitologue Pascal Boniface (par ailleurs actionnaire de Politis) sur l’international et l’économiste Gabriel Zucman sur la fiscalité.

Réseau

Certes, Picardie debout ! n’est pas une machine politique suivie par une armée de militants. Mais autour de François Ruffin, des pôles se structurent. En plus d’échanger avec des députés de toutes les gauches, le député samarien consulte des élus locaux. « Ce sont des maires, des députés départementaux ou des conseillers régionaux partout en France », confirme Guillaume Ancelet, président de Picardie debout.

Dans ce réseau, Pierre Polard, maire de Capestang (Hérault), qui vient récemment de claquer la porte de La France insoumise, les communistes Nicolas Langlois, maire de Dieppe (Seine-Maritime), et Philippe Rio, édile de Grigny (Essonne), Florian Lecoultre, maire de Nouzonville (Ardennes) et membre de l’équipe de campagne de Benoît Hamon en 2017, Baptiste de Fresse de Monval, maire de Margny-sur-Matz (Oise), ancien conseiller de Yannick Jadot en 2022 et avocat spécialisé dans les restructurations d’entreprise.

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Maintien des services publics en zone rurale, baisse du prix des cantines scolaires, réflexion sur le statut d’aidant d’un malade d’Alzheimer, mise en place d’une économie de guerre climatique, droit de douane écologique, réindustrialisation… Les élus nourrissent François Ruffin en idées. L’ébauche d’un programme ? « C’est une sorte d’élargissement. Avant, on faisait plutôt ça avec des intellectuels. Il fait appel à des élus parce qu’il se pose la question de gouverner. Donc, il se nourrit de ce qui est déjà mis en place », raconte un ex-collaborateur.

« Pour transformer le pays demain, on devra s’appuyer sur les expériences, les initiatives portées par des associations, des entrepreneurs, et aussi des maires. En se demandant comment on passe du local au national, de l’exception à la règle », explique François Ruffin. 

Pour transformer le pays demain, on devra s’appuyer sur les expériences, les initiatives portées par des associations, des entrepreneurs, des maires.

F. Ruffin

D’ici à la prochaine présidentielle, l’aventure est longue. « 2027, il sait que c’est une possibilité. Il est populaire dans tous les partis de gauche. Et il est très haut dans les sondages pour quelqu’un qui n’a jamais été candidat à la présidentielle ou ministre », selon un de ses anciens collaborateurs. Ali Rabeh, maire de Trappes (Génération.s), voit déjà le chemin que tente de prendre François Ruffin : « Il envoie tous les signaux de quelqu’un qui veut s’imposer comme l’une des figures majeures de la ligne radicale à gauche : Picardie debout ! se structure, il change de ton, il échange avec des élus locaux, il cultive sa singularité au sein de La France insoumise… » En clair, les premières briques de son offensive politique sont déjà posées.

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Politique
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