« Il y a en France une passion d’enfermer »

Contrôleuse générale des lieux de privation de liberté, Dominique Simonnot regrette le manque de courage politique face à la surpopulation carcérale.

Hugo Boursier  et  Paul Hetté  • 7 mai 2025 abonné·es
« Il y a en France une passion d’enfermer »
© BERTRAND GUAY / AFP

Dominique Simonnot doit veiller « à ce que les personnes privées de liberté soient traitées avec humanité et dans le respect de la dignité inhérente à la personne humaine ». Difficile mission, vu l’état des prisons françaises : 83 000 détenus pour un peu plus de 62 000 places, avec plusieurs milliers de personnes qui dorment sur des matelas au sol. Et la tendance ne fait que croître.

Le garde des Sceaux, Gérald Darmanin, a annoncé vouloir créer des structures dites « modulaires » pour lutter contre la surpopulation carcérale. Qu’en pensez-vous ?

Dominique Simonnot : La lutte contre la surpopulation carcérale ne passe pas par davantage de places de prison. Nous sommes à près de 83 000 détenus pour 62 000 places, avec plus de 4 750 matelas par terre. On nous promet cinquante places dans des structures modulaires à l’automne : c’est un peu dérisoire par rapport à la situation. Gérald Darmanin sait très bien qu’il y a trop de monde en prison et que cela obère les chances de réinsertion à la sortie.

Un détenu m’a écrit un jour : ‘On vous coûte 120 euros par jour par détenu, c’est un peu cher pour fabriquer de la récidive.’

La plupart des détenus sortiront un jour, autant qu’ils soient alors en meilleur état que lorsqu’ils sont entrés. La loi veut que la prison soit une punition mais aussi un moyen de réinsertion. Les détenus sont tenus d’exercer une activité parce que c’est bon pour leur réinsertion. Encore faudraient-ils qu’ils aient la possibilité d’en exercer une. Or il manque plusieurs milliers de surveillants pour emmener les détenus aux rendez-vous médicaux, aux activités ou au travail.

Est-ce que votre institution parvient à se faire écouter par les gardes des Sceaux qui se sont succédé ?

Lorsque l’on arrive en prison, on nous dit : « Dites bien que ce n’est plus possible. » Nos rapports sont entendus sur certains points : pour que la nourriture arrive chaude, que des plaques chauffantes soient installées en cellule, etc. Mais, sur la surpopulation carcérale, nous ne sommes pas entendus, pas plus que la trentaine d’organisations syndicales et d’associations œuvrant en prison que nous avons réunies plusieurs fois.

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Le système carcéral tel qu’il est pensé aujourd’hui produit-il de la récidive ?

Un détenu m’a écrit un jour : « On vous coûte 120 euros par jour par détenu, c’est un peu cher pour fabriquer de la récidive. » Je me sers tout le temps de cette phrase : c’est la pure vérité.

Pourquoi le gouvernement actuel et ses prédécesseurs ont-ils l’air de se désintéresser des solutions alternatives à l’enfermement ?

Il y a en France une passion d’enfermer et une croyance qui consiste à penser qu’il n’y a que la prison qui puisse punir. La plupart des gens se moquent de la condition pénitentiaire, et c’est un tort. De la façon dont on traite les personnes qui sont dedans dépendra la façon dont elles se conduiront dehors. Cela peut énerver que je dise qu’il faut prendre soin des détenus, mais je ne le dis pas seulement pour eux : je le dis pour nous tous, pour la société tout entière.

En Allemagne, quand la prison arrive à 90 % d’occupation, plus personne n’entre tant que quelqu’un n’est pas sorti.

Quelles seraient les deux mesures les plus urgentes pour lutter contre la surpopulation carcérale ?

D’abord, il faut libérer certains détenus, comme on l’a fait par ordonnances pendant la crise sanitaire. À l’époque, cela a concerné près de 9 000 personnes. Pour les choisir, nous avons exclu principalement celles qui s’étaient attaquées aux forces de l’ordre, les conjoints violents, etc. Ensuite, il convient de retirer un mois de détention à chaque détenu et de les faire sortir de manière encadrée par les services pénitentiaires d’insertion. Enfin, nous avons besoin d’une loi forte, contraignante, qui prévoie qu’il n’y ait pas plus de détenus que de places de prison. C’est simple : si quelqu’un entre, un autre sort.

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Comment ce système de régulation carcérale peut-il fonctionner puisque les prisons sont pleines ?

En Allemagne, quand la prison arrive à 90 % d’occupation, plus personne n’entre tant que quelqu’un n’est pas sorti. Pourquoi ne pourrait-on pas y arriver nous aussi ? En France, on a tout axé sur la sécurité. Le rapport du sénateur Louis Vogel sur le budget pénitentiaire note que, de 38 % du budget carcéral, l’accompagnement social est tombé à 18 %. Il faut que les magistrats aient confiance dans ces autres formes de peines.

Si le modèle allemand vous inspire, la gauche française, quant à elle, produit-elle un discours intéressant sur la politique carcérale ?

En France, il y a un réel manque de courage politique. La gauche ne monte pas tellement au créneau sur cette question. Deux femmes sont sorties du lot : Caroline Abadie, l’ancienne élue iséroise de La République en marche, et la députée communiste de la 1re circonscription des Hauts-de-Seine, Elsa Faucillon. Ensemble, elles ont rédigé un rapport sur la régulation carcérale. Le garde des Sceaux de l’époque, Éric Dupond-Moretti, leur a promis pour l’automne 2023 un débat transpartisan qu’on n’a jamais vu venir. Quant à La France insoumise, des députés ont rédigé une proposition de loi de régulation carcérale, mais ils n’ont jamais utilisé leur niche parlementaire pour la déposer. J’en conclus que le parti n’a pas placé ce sujet en tête de ses priorités.

Êtes-vous déçue par cette inaction ?

De la part de certains politiques, oui, beaucoup. Dans les programmes présidentiels produits par la gauche, il n’y a pas de mesures fortes. Parce que les responsables ont peur de l’opinion publique. Autant qu’ils changent de métier, non ? Certes, il y a d’autres urgences. Mais, dans l’administration pénitentiaire, chacun redoute une catastrophe imminente.

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À la maison d’arrêt de Grenoble-Varces, les détenus nous ont fait remarquer qu’un mur de la cour de promenade était en train de s’écrouler. Il faut se souvenir du drame atroce survenu aux Baumettes, à Marseille, en octobre 2024. Un jeune homme en détention provisoire, première incarcération, supplie pendant des jours qu’on le sépare de son codétenu. Il explique que celui-ci est fou et qu’il va finir par le tuer. Un jour, ce codétenu a cassé une tasse et égorgé ce garçon de 22 ans.

On fait appel aux plus bas instincts des gens.

Ce drame soulève la question de la santé mentale des détenus.

On évalue à 35 % le nombre d’individus malades en prison. Il faut qu’ils soient placés en psychiatrie. Mais, comme elle est elle-même ravagée, il n’y a pas de place pour eux. Peut-on imaginer avoir des fragilités psychiques et survivre à trois dans une cellule, avec un matelas par terre et des cafards partout ? C’est horrible, honteux. J’en suis malade. En 2000, Véronique Vasseur a publié un livre, Médecin-chef à la prison de la Santé, qui a eu un retentissement considérable.

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Les gens se sont dit : « Mais oui, on traite mal les détenus ! » J’ai peur que, vingt-cinq ans plus tard, tout cela soit complètement oublié, car on assiste à un retour de balancier extrêmement préoccupant. On fait appel aux plus bas instincts des gens. On les invite à la vengeance et non à la réflexion de ce que pourrait être une peine intelligente : apprendre, travailler. Que la prison ne se résume pas à un temps mort et violent. Mais je ne perds pas espoir.

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Société
Publié dans le dossier
Enfermer plutôt que réparer
Temps de lecture : 7 minutes