Bélarus : à Minsk, la guerre en toile de fond des commémorations
La mémoire de la « Grande Guerre patriotique » est plus que jamais mobilisée au Bélarus, principal allié de la Russie dans la guerre en Ukraine. La capitale prépare depuis des semaines la commémoration du Jour de la Victoire, le 9 mai.
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© Fiora Garenzi
Fin avril, sur les terre-pleins bordant la place de la Victoire en plein centre de Minsk, des femmes ont passé toute la matinée, le dos courbé, à planter soigneusement des rangées de violettes jaunes. Parmi elles, Katia, qui s’apprête à sortir un sandwich de son sac. « Passez le salut à Macron », dit-elle jovialement, avant de se reprendre : « En fait non, il déteste la Russie et passe son temps à dire que Poutine est mauvais. Mais Poutine est un excellent homme, il est fort », ajoute-t-elle en montrant son propre biceps.
Katia est née à Moscou au temps de l’URSS, elle a connu les années Eltsine, « quand c’était le chaos et qu’on avait faim ». Ses produits de beauté sont américains, mais « c’est bien la seule chose qui vaille le coup » outre-Atlantique. En quelques heures, comme si elles avaient toujours existé, les rangées de fleurs sont en place. De loin, ce que l’on voit surtout, ce sont les grandes lettres rouges fixées sur le toit des immeubles incurvés entourant la place – « L’exploit du peuple est immortel » – et l’obélisque de 28 mètres dédié « aux héros de l’Union soviétique ayant combattu le nazisme ».
Quelques heures plus tard, des sapins sont également apparus sur la place. Dans la rue perpendiculaire, où se trouvent côte à côte l’université de linguistique et le ministère de l’Information, une forte odeur d’engrais émane des fleurs plantées et replantées. Une feuille A4 portant la mention « attention peinture fraîche » s’est envolée d’un banc qui vient, tout comme les poubelles, d’être repeint. La nuit, les étoiles rouges, symbole du régime bélarussien hérité de l’URSS, scintillent sur les lampadaires.
Au Bélarus comme en Russie, en raison du décalage horaire, le Jour de la Victoire se fête le 9 mai et non le 8, jour où fut signée la reddition allemande en 1945. Sur les vitrines des magasins, dont les façades ont été conçues pour qu’on puisse y planter des drapeaux, des affiches pour les 80 ans de la Victoire ont été ajoutées quinze jours avant l’événement. Le récit chronologique des affrontements menés à l’est de l’Europe durant la Seconde Guerre mondiale n’a pas changé depuis l’époque soviétique. Ici, les événements commencent en 1941, éludant la signature en 1939 du pacte germano-soviétique et le partage de l’Europe entre URSS et Allemagne nazie.
Il ne faut pas créer un sentiment de gloire absolue qui innocente ton peuple de toute responsabilité.
Svetlana
Près de la Maison du Gouvernement, sur la place de l’Indépendance, où se dresse une statue de Lénine surveillée par un militaire, une affiche célèbre la Victoire sur la façade de l’université. C’est ici qu’en 2020 ont eu lieu des protestations contre les fraudes lors de l’élection remportée par le président sortant, Alexandre Loukachenko. Elles ont été suivies de fortes répressions conduisant à l’exil, à la prison ou au silence des opposants – ou ceux qui étaient considérés comme tels.
Après ces événements, la Constitution a été révisée, permettant à Loukachenko, au pouvoir depuis 1994, d’exercer deux mandats supplémentaires. Un autre amendement prévoyait ceci : « L’État doit assurer la préservation de la vérité historique et de la mémoire des actes héroïques du peuple bélarussien pendant la Grande Guerre patriotique. »
En 2022, une autre loi a été adoptée, prévoyant jusqu’à dix ans de prison pour la « négation du génocide du peuple bélarussien » pendant la guerre. La rapporteuse spéciale des Nations unies alertait alors sur « la marge de manœuvre illimitée [du gouvernement] pour décider quelles opinions sur la Seconde Guerre mondiale seront désormais tolérées ou considérées comme criminelles », rendant passible « de poursuites pénales l’expression d’opinions qui s’écartent de la ligne historiographique officielle fixée par les autorités ».
« Qui veut la paix prépare la guerre »
Pour Dacha, 20 ans, le 9 mai est « surtout un jour de congé. Je ne vais pas aller à la parade ni quoi que ce soit ». La jeune femme est plutôt casanière ; elle aime les jeux vidéo, passer du temps avec son copain et, parfois, jouer de l’ukulélé. « Je ne m’intéresse pas à la politique et je n’y connais rien. Tout ce que je peux dire, et tout ce que je sais, c’est que les Bélarussiens sont pacifiques. C’est dans notre hymne, d’ailleurs », reprend-elle.
Sur l’un des nombreux panneaux publicitaires de la ville consacrés à la mémoire de la Grande Guerre patriotique, on lit cette inscription : « On s’est libérés hier pour être en paix aujourd’hui. » Svetlana, étudiante de 23 ans, craint ce « culte de la guerre » et ses conséquences. « Les victoires historiques sont importantes, mais il ne faut pas créer un sentiment de gloire absolue qui innocente ton peuple de toute responsabilité. »
Fin avril, Alexandre Loukachenko était convié par Vladimir Poutine au forum de Volgograd, (anciennement Stalingrad), un rassemblement consacré au 80e anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale. « L’année prochaine, a exhorté Loukachenko dans un long discours, nous briserons enfin la colonne vertébrale de la bête fasciste sur le renflement de Koursk [région de Russie en partie occupée par l’Ukraine l’été dernier et depuis quasiment reprise par la Russie, N.D.L.R.]. » Il poursuivait : « Notre réunion n’est pas seulement un hommage au passé héroïque commun. Nous nous tournons vers l’histoire pour protéger l’avenir mais aussi le présent. »
Les références à la Grande Guerre patriotique sont constantes pour justifier l’invasion de l’Ukraine.
Depuis le début de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie, le Bélarus a fourni une aide logistique à la Russie. C’est depuis le sud du pays qu’a commencé l’invasion en 2022 et la tentative de conquête de Kyiv, ce qui a valu au régime de Minsk, dès les premières semaines de la guerre, des sanctions européennes.
Le territoire bélarussien a ensuite été utilisé comme base de lancement de missiles sur l’Ukraine. En 2023, Le Monde rapportait que plus de 2 000 enfants ukrainiens avaient été déportés au Bélarus depuis le début de l’invasion, ce qui pourrait valoir à Loukachenko, comme c’est le cas pour Poutine, d’être poursuivi pour crime contre l’humanité. Depuis lors, les références à la Grande Guerre patriotique sont constantes pour justifier l’invasion de l’Ukraine, Poutine prétendant « dénazifier » l’Ukraine.
En octobre 2022, Loukachenko avait admis « participer » à la guerre en Ukraine sans y « tuer personne ». Il avait ajouté : « Depuis que je suis président, je me prépare à la guerre. Ce n’est pas moi qui ai dit en premier : ‘Qui veut la paix prépare la guerre.’ » Le 9 mai, il participera comme chaque année au défilé sur la place Rouge, à Moscou, avant de revenir à Minsk, où le principal événement sera la parade militaire.
Près du musée de la Grande Guerre patriotique, lors de la répétition générale du 2 mai, l’une des chaînes de télévision les plus importantes du pays reprenait la propagande gouvernementale. « Les élites occidentales ont fait [de l’histoire] un instrument de tromperie à grande échelle. Mais il y a nous, les Bélarussiens, qui faisons tout pour nous souvenir de l’histoire et porter fièrement notre héritage. »
Une mémoire radicale, presque agressive
Tous les moyens sont ainsi mobilisés pour « porter cet héritage ». À la « ligne de Staline », équivalent à l’Est de la ligne Maginot, les visiteurs peuvent tirer à la mitrailleuse sur un char allemand, ou encore tester un tank soviétique, le tout en tenue de l’époque. Mi-avril, parmi les visiteurs se baladant dans le complexe, accompagnés par la musique de la Grande Guerre patriotique diffusée bruyamment par les haut-parleurs, une famille zigzaguait en trottinettes électriques entre les tranchées.
Les ouvriers travaillaient aux derniers préparatifs avant l’événement : finir de monter la tribune et, surtout, rénover la dalle sur laquelle est posé un grand buste de Staline, visible dès l’entrée. Le jour de la commémoration de la Victoire, entre une reconstitution de la bataille de Berlin et un programme musical concocté par le ministère de l’Intérieur, le public pourra apprendre à monter et démonter des armes, à lancer une grenade, ou encore se former à l’artillerie.
« La mémoire de la guerre est devenue radicale, presque agressive, mais, en même temps, je crois que c’est indispensable de se souvenir des 27 millions de morts [en URSS, N.D.L.R.] », estime Irina. « Je ne veux pas croire que cette mémoire soit hypocrite », se rassure l’étudiante de 18 ans. Elle se souvient avoir pleuré avec ses camarades de classe le jour de l’invasion russe en Ukraine, mais aujourd’hui, dit-elle, elle ne croit plus les informations venant de part et d’autre. Pour elle, c’est une « guerre entre soldats, ils ne tuent pas les civils ».
Tant que notre président est ami avec Poutine, ça nous permet d’éviter l’agression.
Irina
Certains amis lui ont déjà reproché d’être pro-russe, ce qu’elle réfute. Elle se dit « neutre et pacifique ». En fait, elle a une peur profonde d’une Troisième Guerre mondiale, comme beaucoup de ses camarades. Si Irina a conscience de la répression et du caractère dictatorial du régime de Loukachenko, pour elle, « la paix est le plus important ». Pour l’instant, elle veut se rassurer : « Tant que notre président est ami avec Poutine, ça nous permet d’éviter l’agression. »
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