François Sarano : « Il y a une vraie lueur d’espoir pour les océans si on s’en donne les moyens »

L’océanographe et plongeur professionnel ne se lasse pas de raconter les écosystèmes marins qu’il a côtoyés dans les années 1980 et qu’il a vu se dégrader au fil des années. Il plaide pour une reconnaissance des droits des espèces invisibles qui façonnent l’équilibre du monde, alors que s’ouvre ce 9 juin à Nice la Conférence des Nations unies sur l’océan (Unoc).

Vanina Delmas  • 9 juin 2025 abonné·es
François Sarano : « Il y a une vraie lueur d’espoir pour les océans si on s’en donne les moyens »
Une des rencontres de François Sarano avec Lady Mystery, une grande femelle requin blanc, en 2006.
© Pascal Kobeh / Galatee Film

François Sarano est né en 1954 à Valence (Drôme). Plongeur et docteur en océanographie, il a été chef de mission sur la Calypso du commandant Cousteau de 1985 à 1997. En 2000, il devient conseiller scientifique pour le programme Deep Ocean Odyssey, dont il dirige l’expédition « Grand requin blanc », et cofonde l’association Longitude 181. Son expertise sur les fonds marins l’amène à collaborer avec les cinéastes Jacques Perrin et Jacques Cluzaud sur le documentaire Océans.

Justice pour l’étoile de mer. Vers la reconnaissance des droits de l’océan, Marine Calmet et François Sarano, Actes Sud, « Mondes sauvages », 96 pages, 12 euros.

Commençons par ce qui devrait tous nous préoccuper : la santé des mers et des océans. Quels sont les grands maux qui les touchent aujourd’hui ?

François Sarano : Les océans vont très mal, mais ils pourraient aller très bien ! Le réchauffement de presque 1 °C dans les eaux de surface de l’océan mondial depuis un an et la fonte des banquises polaires, Arctique et Antarctique, sont en train de provoquer une modification de la circulation océanique mondiale. Or l’ensemble des organismes marins, en dehors des baleines et des requins, se reproduit en émettant des œufs et des larves dans les eaux de surfaces réchauffées. Nous sommes en train de rebattre toutes les cartes sans savoir qui va en profiter ni qui va en pâtir. Mais une chose est sûre : tout va changer.

Le réchauffement général des eaux de surface va complètement bouleverser les écosystèmes marins. Et les humains aussi, car nous avons établi notre activité dans des conditions qui nous semblaient favorables il y a fort longtemps. Les océans subissent aussi les assauts des pollutions. Depuis cinquante ans, les pesticides et les métaux lourds sont repoussés de l’intérieur des terres jusqu’au plus profond des fosses océaniques. Par exemple, dans la fosse des Tonga-Kermadec, au nord de la Nouvelle-Zélande, pourtant très éloignée de tout ! Les courants marins, qui font le tour de la planète, les emmènent partout. Je ne parle même pas de la pollution plastique, catastrophique.

Qu’en est-il de la surpêche ? Un rapport présenté en mars dernier devant le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies montrait que la pêche industrielle « épuise les stocks halieutiques », compromet la sécurité alimentaire et constitue « une source majeure d’émissions climatiques, contribuant à hauteur de 1,2 % à la consommation de pétrole ».

Depuis la fin des années 1980 et le début des années 1990, on racle les fonds parce qu’on a tiré un maximum de poissons. Les chaluts, ces engins de pêche extrêmement destructeurs, sont des filets qui traînent une énorme chaîne qui racle tout. Aujourd’hui, bien que nous ayons formidablement augmenté notre effort de pêche, avec des bateaux plus gros et plus puissants, et des technologies pour trouver du poisson, les captures marines mondiales sont en train de décroître – environ 80 millions de tonnes de poissons par an dans l’océan mondial. On dépense de plus en plus d’énergie et on pêche de moins en moins de poissons.

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Néanmoins, je veux insister sur un point : il ne faut pas oublier les dégâts collatéraux de cette pêche, c’est-à-dire les destructions massives des écosystèmes liées aux prélèvements des espèces que nous recherchons. Par exemple, en pêchant le merlu au chalut, on récolte des poissons que nous consommons et auxquels nous faisons attention, mais on détruit toutes les autres espèces constituant l’habitat du merlu. Ce n’est pas simplement mon opinion : ce sont les constats de la communauté scientifique qui étudie l’évolution des océans depuis des décennies. Quand j’étais chef d’expédition à bord de la Calypso, le navire du commandant Cousteau, dans les années 1980, nous écrivions des articles et, chaque année, nous transmettions des données de plus en plus catastrophiques.

Existe-t-il un point de bascule irréversible ?

J’insiste : il y a une vraie lueur d’espoir pour les océans si on s’en donne les moyens. Jusqu’en 1981, il était impossible d’approcher les cachalots, car ils étaient chassés. Il a fallu attendre trente ans après l’arrêt de la chasse pour que les populations se reconstituent et sortent du danger d’extinction. Quand on prend des mesures de non-agression, les espèces reviennent ! Autre exemple : la mise en place de vraies réserves marines, c’est-à-dire des lieux où on ne prélève pas d’espèces et où on ne fait pas d’extraction de minéraux ni de sable.

Une réserve marine n’est pas un conservatoire du passé, c’est un guide pour un futur réjouissant.

Dans la réserve naturelle marine de Port-Cros, qui est en libre évolution depuis soixante ans, la vie est foisonnante alors qu’à côté c’est le désert. Pourtant, elle se situe sur le littoral varois, extrêmement urbanisé, pollué et soumis au réchauffement climatique. Mais il n’y a pas de pêche de loisir, et seule existe une toute petite pêche artisanale, très contrôlée, quasiment sans prélèvements. Cette mer foisonnante peut réellement revenir en quelques années seulement. À Port-Cros, on comptait quatre mérous il y a soixante ans, et 860 aujourd’hui !

À l’époque, la première réaction des scientifiques a été de préconiser la régulation. D’autres ont dit : « Et si on laissait la nature évoluer comme elle l’entend ? » Résultat, dans ce petit parc marin, on voit aussi davantage de poulpes et de langoustes, et des tas de poissons en dehors de cette réserve, ce qui profite aussi aux pêcheurs. Port-Cros nous montre ce que pourrait être la Méditerranée de demain. Une réserve marine n’est pas un conservatoire du passé, c’est un guide pour un futur réjouissant.

Votre récit montre la capacité de résilience de ces écosystèmes, et on voit qu’en quelques années seulement – le temps d’un mandat politique – on en constate les effets. Pourtant, les décisions politiques efficaces tardent. La Conférence des Nations unies sur l’océan (Unoc), qui doit s’achever le vendredi 13 juin à Nice, peut-elle changer les choses ?

Il faut des décisions politiques fortes, mais pas pour créer des réserves naturelles de papier ! Il faut aussi donner les moyens financiers et physiques pour les gérer. Les réserves nationales et les parcs nationaux sont les grands oubliés de la politique environnementale française – si on considère qu’il y en a vraiment une. Mais on voit s’affronter deux visions du monde qui ne s’accordent pas : l’une fondée sur le bien commun et les bienfaits sur le long terme, l’autre fondée sur le court terme, qui privatise les profits, fait payer à la société les dégâts écologiques et se montre d’une violence inouïe.

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Quant au sommet de l’ONU, les jeux sont déjà faits ! Les négociations entre États sont réalisées depuis des mois par des responsables des Affaires étrangères, des personnes qui pensent frontières et intérêts économiques, et non par des spécialistes des océans ou de la biodiversité. Ces sommets parlent de ressources ou d’économie bleue, mais jamais de vivant. Pour la plupart des politiques, des gestionnaires d’institutions comme l’Ifremer, le vivant marin se résume à 150 espèces commerciales (merlu, thon, daurade, langoustine…) et une cinquantaine d’espèces emblématiques gênantes, car il faut s’en préoccuper (baleine, cachalot, dauphin…).

Le jour où tout le vivant aura droit d’existence, on se dira que ce n’est pas possible d’écrabouiller autant d’espèces pour prélever trois merlus et deux langoustines.

Le vivant, c’est 250 000 espèces décrites et des dizaines, voire des centaines, de milliers qu’on ne connaît pas encore ! Des communautés marines entières sont complètement ignorées. Elles n’existent ni dans nos statistiques, ni sur les bureaux des ministres, ni dans nos cœurs, ni dans notre droit.

Dans le livre Justice pour l’étoile de mer, que vous cosignez avec la juriste Marine Calmet, vous développez une réflexion sur le droit au vivant devenu vital et vous proposez même une Déclaration des droits de l’Océan. Pourquoi le recours au droit vous semble aujourd’hui la meilleure voie pour agir ?

Le vivant est res nullius, c’est-à-dire que ce n’est rien et que cela appartient à tout le monde. À partir du moment où le pêcheur l’a en sa possession, il peut en faire ce qu’il veut. Dans ce vivant marin chosifié, il faut distinguer le vivant qui est nommé (les espèces ressources et les espèces emblématiques) et déjà très peu considéré, et le reste, qui est finalement moins que rien. Pourtant, certaines espèces sont des créatures-habitats essentielles. Tant que nous ne donnerons pas droit d’existence à chaque créature vivante, nous ne pourrons pas nous soucier d’elles et nous ne pourrons pas éviter les dégâts collatéraux. Le premier pas nécessaire pour tenter d’ajuster notre place parmi les autres est de reconnaître leur existence.

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Il ne s’agit pas de nier le droit de vivre aux humains, mais seulement de l’ajuster au droit de vivre des autres. Par exemple, l’étoile de mer n’est même pas vue comme un caillou ou un grain de sable sur une plage, mais comme une « créature-déchet ». La question du chalutage est un bon exemple. Le jour où tout le vivant aura droit d’existence, on se dira que ce n’est pas possible d’écrabouiller autant d’espèces pour prélever trois merlus et deux langoustines. Il ne s’agit pas d’accuser la pêche ou le pêcheur mais de prendre conscience qu’il faut prélever autrement, qu’il faut inventer une autre technique de pêche.

Cette réflexion sur les droits du vivant est-elle présente chez vous depuis toujours ou est-elle le fruit d’un cheminement militant et intellectuel ?

Avec mon épouse, Véronique, qui est océanographe, et l’association Longitude 181, nous réfléchissons depuis longtemps à ces notions de droit et de commun. Mais c’est effectivement arrivé progressivement, au fil des années. Quand j’étais à l’institut des pêches maritimes, j’ai fait mon doctorat sur la pêche du merlu : j’étais sur un chalutier et je faisais comme tout le monde ! Je n’avais d’yeux que pour l’espèce de poisson que j’étudiais et je ne m’intéressais pas aux autres espèces. Je me rends bien compte de tout cela grâce à tous mes carnets de notes conservés depuis quarante ans. Je peux vous dire précisément combien de merlus avaient été pêchés à telle époque mais je n’ai rien noté sur les dégâts collatéraux ! Se soucier de l’étoile de mer ne vient pas naturellement.

« Tout le monde devrait se définir grâce aux liens tissés depuis l’enfance avec les vivants humains et non humains car ce sont nos liens avec les autres vivants, nos interdépendances qui nous définissent et nous inscrivent dans l’immense toile du vivant. » (Photo : Pascal Kobeh.)

En Occident, notre histoire culturelle et notre droit ont tout fait pour nous assommer avec l’idée que le vivant est une chose à disposition pour nous satisfaire, une chose utilisée par l’homme au service de son développement. Le terrain est essentiel pour enclencher cette prise de conscience. Nous avons la chance de plonger souvent, donc nous sommes en interaction avec le milieu, nous prêtons attention aux autres. Je suis toujours étonné, stupéfait, bouleversé de constater que la plupart des gens ne savent pas comment fonctionnent les mécanismes du vivant, la biodiversité. Ils ne connaissent pas le mot « interdépendances » alors qu’il devrait nous définir.

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Tout le monde devrait se définir grâce aux liens tissés depuis l’enfance avec les vivants humains et non humains car ce sont nos liens avec les autres vivants, nos interdépendances qui nous définissent et nous inscrivent dans l’immense toile du vivant. Si on en coupe un seul, tout se détricote. Personnellement, je ne me définis pas par ma forme, mon corps, mon nom, mais par les liens tissés avec ma femme et mes enfants, par mes rencontres avec Lady Mystery, une grande femelle requin blanc, en 2006, avec Eliot le cachalot il y a dix ans, par la découverte du plancton fluorescent, des coraux, etc.

Finalement, n’est-ce pas contre le phénomène d’amnésie écologique qu’il faudrait lutter, peut-être avec une politique d’éducation à la nature et au vivant ?

En effet, tout part du référentiel que nous avons. Si on oublie ou on ignore l’état passé des écosystèmes avant la dégradation par l’action humaine, il est plus difficile de prendre conscience de la réalité et donc d’agir. J’ai vécu cette période charnière, car j’ai vu ce monde marin encore foisonnant ; j’ai plongé dans des endroits inexploités, j’ai vu des poissons et des requins d’une taille supérieure à la taille maximale qu’on fixe aujourd’hui. Albert Falco, plongeur en chef de la Calypso, me racontait ce qu’il avait connu les années précédentes, et c’était encore plus foisonnant que ce que je voyais.

Nous sommes dans un référentiel glissant, et l’amnésie écologique nous touche tous.

Quand il faisait de la chasse sous-marine, il prenait cinq mérous pour les grillades du midi. Ce qui est aujourd’hui considéré comme le maximum était auparavant la banalité. Certaines personnes ont du mal à nous croire, mais les photos, les films, les écrits, les archives en témoignent. Nous sommes dans un référentiel glissant, et l’amnésie écologique nous touche tous. Si j’avais vu l’Afrique décrite dans les livres de Karen Blixen et de Romain Gary, je serais stupéfait d’apprendre qu’on tuait trente-cinq mille éléphants par an en Afrique occidentale française, alors qu’il n’y en a plus aujourd’hui.

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Imaginer une nature abondante qu’on n’a pas connue est très difficile. Il est doublement important de témoigner et de transmettre ce que l’on sait pour que les jeunes aient une référence différente de celle de leur première découverte de la nature. Les réserves marines naturelles devraient être une école obligatoire, car la rencontre avec la vie marine incite à se reconnecter au vivant et à la beauté.Je pense sincèrement que la beauté des animaux en libre évolution, celle des paysages préservés, est essentielle pour l’humain.

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