L’océan, vigie de notre avenir

Canicules marines, acidification, omniprésence du plastique… Les eaux du globe sont en danger, et par conséquent l’humanité aussi. Des explorations telles que celles menées par la Fondation Tara Océan visent à produire de la connaissance scientifique sur le sujet et à interpeller l’opinion.

Vanina Delmas  • 19 juillet 2023 abonné·es
L’océan, vigie de notre avenir
En 2011, la Fondation Tara Océan mesure la température, la conductivité et la pression de l’eau à l’aide d’un engin nommé CDT Rosette.
© CHRISTOPH GERIGK / Biosphoto via AFP

À la fin du mois de juin, un nuage de fumée a survolé l’océan Atlantique pour atteindre le continent européen. C’était la queue de comète des incendies qui ont ravagé plus de 9 millions d’hectares au Canada. Des mégafeux précoces, intenses, qui vont se multiplier sous les effets cumulés du changement climatique. Mais des « incendies » tout aussi destructeurs ont également lieu dans l’océan. Le 18 juin, la température de l’océan nord Atlantique a atteint 23,05 °C, soit 1,22 °C de plus que la normale, selon l’Agence américaine d’observation océanique et atmosphérique (NOAA). Cet été, les canicules marines invisibles sévissent de l’Islande aux côtes de l’Afrique du Nord, et les températures relevées au large des îles britanniques sont de 4 à 6 °C au-dessus des normales saisonnières.

Plus globalement, les tristes records de chaleur s’accumulent : entre les mois de mars et mai, la température moyenne à la surface des océans a dépassé de 0,83 °C la moyenne du XXe siècle, un record absolu depuis les premiers relevés, il y a cent soixante-quatorze ans. Les océans sont en ébullition. Les conséquences sur la faune et la flore marines sont énormes : destruction d’habitats d’éco­systèmes particulièrement vulnérables comme les herbiers marins ou les récifs coralliens, apparition d’espèces invasives, migration de poissons vers les eaux du Nord, voire leur disparition, ce qui pourrait engendrer de graves crises économiques et alimentaires sur le long terme.

L’océan régule le climat de notre planète et a déjà absorbé environ 92 % de la chaleur émise depuis deux cents ans.

Romain Troublé

« L’océan produit de l’oxygène et est une pompe à carbone : les chiffres varient, mais on estime qu’il peut capter entre 30 et 40 % du carbone émis chaque jour. La vie marine produit beaucoup de protéines à partir du soleil et des nutriments, bénéfiques à toute une chaîne alimentaire, expose Romain Troublé, directeur général de la Fondation Tara océan. Enfin, l’océan régule le climat de notre planète et a déjà absorbé environ 92 % de la chaleur émise depuis deux cents ans. Sans lui, on serait déjà grillés. L’océan est notre avenir, mais c’est aussi notre présent. » Il commence pourtant à être sérieusement en danger, notamment à cause de son acidification : lorsque les taux de CO2 augmentent dans l’atmosphère, une partie se dilue dans l’eau – une autre dans les forêts et les sols –, ce qui diminue le pH de l’eau.

En parallèle, il souffre de plus en plus d’anoxie (manque d’oxygène), des différences de salinités et de l’accroissement de toutes les pressions exercées sur lui. « L’océan est notre assurance-vie, mais il a une temporalité différente de celle de la vie humaine : il faut compter une vingtaine d’années pour voir apparaître une nouvelle génération d’humains, tandis que la réaction de l’ensemble de l’océan se fait sur un siècle. Ainsi, la temporalité des phénomènes qui lui sont liés se fait sur un temps long, mais on ne sait pas jusqu’à quand il pourra jouer ce rôle parce que des incertitudes subsistent sur son fonctionnement », détaille Françoise Gaill, biologiste, spécialiste des écosystèmes marins profonds, et conseillère scientifique du CNRS.

Vingt ans de missions

L’arrogance de l’homme est mise à mal face à ces océans, mers et fonds marins qui recèlent encore de nombreuses richesses. Les scientifiques confrontés à ces espaces ne peuvent que ressentir la même humilité que les marins, tel le célèbre navigateur Éric Tabarly. « Les vingt ans d’expéditions de Tara nous ont surtout dévoilé notre ignorance sur les écosystèmes marins. Mais nous en savons largement assez pour les protéger. Dire qu’il faut attendre d’en savoir plus pour agir n’est qu’une bonne excuse des politiques. Mais il faut continuer à étudier pour toujours mieux comprendre et mieux protéger », assène Romain Troublé. Lorsque la styliste Agnès b. et Étienne Bourgois, qui dirige la marque, lancent la Fondation Tara océan, l’ambition est de (re)parler de la mer aux Français, avec un projet à la croisée des chemins entre l’art, les sciences et l’éducation pour « étudier mais aussi raconter des aventures de mer, menées par un collectif et non par des héros ». En 2004, la goélette Tara part au Groenland observer cette zone quasi vierge mais ultra-vulnérable, puis au pôle Nord, où elle a dérivé dans la glace pendant cinq cents jours.

À la suite de cette expédition, elle s’intéresse pendant quatre ans au plancton et collecte près de 35 000 échantillons de virus, de bactéries et d’algues. Lors de ces missions, l’équipe a trouvé du plastique partout, même en Antarctique ou en Arctique, loin des activités humaines. Alors, en 2019, elle sillonne neuf fleuves européens pour en déterminer la provenance : des microplastiques sont prélevés partout et les membres de la mission observent aussi une grande quantité de pollutions chimiques sortant de ces territoires. Un cheminement qui prouve l’interconnexion des océans, des écosystèmes et des pollutions, et l’immensité de l’inconnu. « Étudier le plancton a permis d’esquisser une vision holistique de la diversité de la vie marine : nous avons découvert 100 000 nouvelles espèces de microalgues, 150 millions de gènes, rapporte Romain Troublé. Et nous avons doublé le nombre de bactéries connues sur la planète rien qu’avec l’étude des récifs coralliens du Pacifique. C’est vertigineux et captivant. »

Bien commun de l’humanité

Même modestie et fascination chez Françoise Gaill, à propos des trésors des abysses. À la fin des années 1960, les océanographes et les biologistes pensaient tout savoir depuis la théorie de Sanders, expliquant cette biodiversité par la stabilité des conditions environnementales et le peu de ­ressources nutritives. Puis, en 1977, des géologues travaillant sur la dérive des continents ont découvert des oasis de vie le long des dorsales océaniques, avec des écosystèmes hydrothermaux qui ne dépendent pas de la photosynthèse mais de l’énergie de la terre, la chimiosynthèse. « Cela a permis aussi aux biologistes de trouver des choses extraordinaires comme les enzymes à tête polymérase pour tout ce qui est génomique, et des modes d’adaptation au niveau moléculaire ou cellulaire », s’émerveille encore la scientifique. « Une preuve des solutions que le vivant est capable de trouver dans des situations extrêmes. Cela s’apparente à ce que nous risquons de vivre si nous ne faisons rien à la surface de la terre contre le changement climatique. »

L’océan est l’occasion d’une fantastique médiation politique, car c’est un bien commun de l’humanité.

Françoise Gaill

Le duel entre exploitation économique et préservation écologique est éternel. Mais les scientifiques tirent le signal d’alarme de plus en plus fort. Un exemple emblématique : la haute mer. Cette zone située au-delà des zones économiques exclusives (ZEE) des États n’était sous la juridiction de personne. Si les États n’ignoraient pas la présence de minerais et de pétrole, ni le potentiel de pêche, ils n’imaginaient pas qu’elle regorgeait d’autant de ressources génétiques précieuses pour les avancées scientifiques, et les industries pharmaceutiques, agroalimentaires ou cosmétiques. Après quinze ans de discussions, les États membres de l’ONU ont signé le 19 juin un traité sur ces eaux internationales, notamment pour répartir entre pays « riches » et pays en développement les bénéfices provenant de l’exploitation de ces ressources, qui demande d’énormes moyens financiers et technologiques. Un traité jugé « historique » qui tente de protéger les espèces sous-marines de la prédation des industriels en fixant des règles et des limites, mais qui n’interdit rien.

« Il faut anticiper les problèmes sur l’usage de l’océan dans le futur et s’interroger : comment penser l’interface terre-mer afin qu’elle soit durable ? Grâce à quels types de ressources et quelles modalités d’usage des ressources ? Quelle valeur – culturelle, symbolique ou financière – ­voulons-nous attribuer à un océan ?, souligne Françoise Gaill. L’océan est l’occasion d’une fantastique médiation politique, car c’est un bien commun de l’humanité. Nous devons donc le préserver mais, surtout, nous en sommes responsables ! » Une philosophie qui sera la colonne vertébrale du Panel international pour la durabilité de l’océan (Ipos), lancé en avril dernier à la Maison Irène et Frédéric Joliot-Curie à Bruxelles. Cette plateforme transdisciplinaire mise sur la circulation des connaissances entre la science, la société civile et les politiques afin de peser davantage dans la gouvernance mondiale de l’océan. Cette coalition d’experts compte s’investir auprès de l’ONU, qui a lancé la Décennie des Nations unies pour les sciences océaniques au service du développement durable (2021-2030) et travaille à des recommandations pour la Conférence des Nations unies sur les océans qui se tiendra en 2025 à Nice, organisée conjointement par la France et le Costa Rica.

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