« Les meurtres racistes actuels sont le prolongement du chemin intellectuel de l’AFO »

Avocat de la Ligue des droits de l’Homme dans le procès du groupe d’extrême droite appelé Action des forces opérationnelles, Mohamed Jaite évoque la façon dont le racisme a été abordé au cours des audiences, parfois pour diluer les responsabilités.

Pauline Migevant  • 3 juillet 2025 abonné·es
« Les meurtres racistes actuels sont le prolongement du chemin intellectuel de l’AFO »
Des membres du groupe d'extrême droite "Comité du 9 Mai" (C9M), à Paris, le 10 mai 2025.
© GEOFFROY VAN DER HASSELT / AFP

Après l’avoir appris dans la presse, la Ligue des droits de l’Homme (LDH) s’est constituée partie civile la veille du procès des 16 membres du groupe Action des forces opérationnelles (AFO) pour association de malfaiteurs terroriste. Au cours des audiences, trois avocats ont représenté l’association : Marianne Ansart, Pierre Brunisso et Mohamed Jaite. Ce dernier revient pour Politis sur l’importance des parties civiles dans ce procès notamment dans un contexte de montée de l’extrême droite.

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Pourquoi la LDH a-t-elle décidé de se constituer partie civile dans ce procès ?

Me Mohame Jaite : On constate une augmentation des passages à l’acte de personnes endoctrinées, islamophobes, qui véhiculent sans complexe l’idéologie de l’extrême droite, telles que le « grand remplacement ». Notre présence vise à porter la parole d’une association de défense des droits de l’homme axée sur l’État de droit, le respect des libertés, le respect de l’égalité. Ça permet aussi et surtout de porter la parole des victimes qui sont ciblées par ces actes, pour qu’elles aient une présence effective à l’audience, en quelque sorte.

Médine a été attaqué par au moins trois avocats, qui ont tenté de le délégitimer.

Après la LDH, l’association Musulmans de France et le Conseil des mosquées du Rhône et le rappeur Médine se sont portés partie civile au cours de l’audience. Les avocats de la défense ont plaidé leur irrecevabilité. Cette question sera jugée au moment du délibéré. Qu’est ce que ça révèle selon vous ?

Déjà, les parties civiles ont le droit de se constituer à tout moment jusqu’aux réquisitions du procureur. Ce qui m’a paru particulièrement problématique, et c’est un euphémisme, c’est de pratiquement humilier les parties civiles. Ça s’est produit quand Médine est venu à la barre. Il a été attaqué par au moins trois avocats, qui ont tenté de le délégitimer. Je n’ai jamais vu d’avocats aussi virulents dans des procès de terrorisme islamiste.

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Pour moi, s’ils se sont permis de faire des observations, des critiques, de rabaisser des victimes qui sont racisées, minorisées dans la société, c’est parce qu’on considère que personne ne s’en plaindra. Si c’était une victime dans un procès de terrorisme islamiste, la critique aurait suscité une levée de bouclier, à juste titre. J’interprète cette critique sur la constitution de parties civiles comme le prolongement des idées qui sont portées par ce groupe.

Quelles sont vos interrogations à l’issue de trois semaines d’audience sur l’évolution des prévenus depuis les faits en 2017 et 2018?

Il y a des prévenus qui ont tenu des lignes, à mon sens, particulièrement problématiques et qui interrogent sur leur prise de conscience. Je me souviens au début du procès, Olivier L., qui disait devant le tribunal : « Si je suis en danger, moi, je tuerai ». Je n’ai aucune certitude sur le cheminement futur de ces gens-là. Ça me fait penser à l’assassin qui avait tiré sur le centre kurde dans le 10e arrondissement après un an de détention. Avant sa détention, il avait commis des actes racistes assumés, notamment en lacérant des tentes en disant « À bas les étrangers ».

Tout commence par la parole. Une parole qui dénigre, qui rabaisse et déshumanise facilite le passage à l’acte de tuer.

Que pensez-vous de ce discours adopté par une majorité de prévenus invoquant des « fantasmes » ou des « projets irréalisables » pour minimiser leurs actes ?

En droit pénal, quand on commet ou qu’on prépare un acte, s’il y a une parole raciste qui est prononcée, c’est une circonstance aggravante générale. Donc l’idée de dire que « c’est juste de la parole » est en fait aggravant. Tout commence par la parole. Une parole qui dénigre, qui rabaisse et déshumanise facilite le passage à l’acte de tuer. Considérer que des gens ne sont pas des humains comme les autres et qu’ils ne méritent pas de vivre, rend acceptable pour l’auteur, comme pour ceux qui soutiennent son idéologie, de leur tirer dessus.

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Quant à ceux qui ont minimisé en disant que le projet était irréalisable, je ne comprends pas. Ils ont fabriqué du TATP, cherché des armes… Qu’est-ce qui est irréalisable ? Tuer Médine ? Tuer des imams ? Fort heureusement, ils ont été interpellés au milieu de leur préparation. Mais je pense qu’ils avaient tous les moyens pour passer à l’acte.

Certains avocats de la défense ont invoqué le fait que le racisme était diffus dans la société, que le discours de leurs clients, par exemple sur la guerre civile, était celui qu’on retrouve sur CNews, ou sur Valeurs actuelles de façon tout à fait légale. Comment le contexte politique de montée du racisme joue-t-il sur la responsabilité des prévenus ?

L’un des principes de la responsabilité pénale depuis la naissance du droit pénal moderne en Europe, c’est la responsabilité individuelle. Et ce, même, s’il y a un contexte, avec des politiques xénophobes, racistes qui prennent la parole. Je pense que le problème ne sera pas réglé tant que ces politiques-là ne sont pas marginalisées. Mais à partir du moment où le droit pénal se fonde sur le principe du libre arbitre, on est responsable des actes qu’on commet.

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Après les interrogatoires des prévenus, les parties civiles ont la possibilité de poser des questions. Comment avez-vous essayé de faire ressortir la question du racisme, centrale dans ce dossier ?

On ne voulait pas porter une parole excessive ou démagogique. Donc, on y est allé un peu progressivement. On a essayé de faire ressortir des caractéristiques communes de tous ces gens-là, c’est-à-dire la xénophobie, le racisme, l’islamophobie. Je pense qu’on aurait pu pousser certaines questions notamment sur les lectures des uns et des autres comme Renaud Camus et autres théoriciens d’extrême droite. À partir du troisième ou quatrième jour, la présidente a commencé à reprendre cette question-là en cherchant à leur demander quelles étaient leurs cibles, qui ils visaient précisément. 

Par rapport au contexte général, justement, dans ces réquisitions, le parquet a fait un très long exposé sur ce l’historique de « l’ultradroite » avant de requérir des peines qui sont finalement assez clémentes. Comment l’avez-vous compris ?

Le contexte est important. Non pas, comme le font les avocats de la défense, pour rendre la responsabilité diffuse, mais plutôt pour inscrire des actes dans une évolution historique. C’est très important qu’on le comprenne collectivement. Les procureurs ne s’adressent pas seulement à la juridiction mais aussi au public, aux journalistes, aux personnes présentes. Ils portent une parole publique au nom de l’État. Après, le parquet a requis des peines assez basses, à mon sens, maximum 5 ans de prison.

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Je pense que l’idée du parquet est qu’ils soient condamnés à des peines assez basses pour que personne ne fasse appel. Si ce dossier-là va en appel, probablement que certains soulèveront l’exception d’incompétence qui est de droit à tous les stades de la procédure, ce qui renverrait le dossier à dans longtemps. De notre côté, même si l’on considère que ce n’est pas normal que ces faits aussi graves soient jugés en correctionnelle, le renvoi en cour d’assises aurait placé ce dossier à une date lointaine et trop incertaine.

Les islamistes et l’extrême droite se fondent sur la même idéologie, à savoir une négation de l’être humain.

Vous avez évoqué lors d’une audience le parallèle entre le terrorisme d’extrême droite et le jihadisme, comparaison qui a été reprise par le parquet et mise à mal par les avocats de la défense. Pourquoi cette comparaison ?

Quand j’ai essayé de réfléchir à ce terrorisme, je n’ai trouvé que des points communs. Certes, l’extrême droite ne cherche pas le martyre. Mais les islamistes et l’extrême droite se fondent sur la même idéologie, à savoir une négation de l’être humain. L’un agit au nom de la religion, l’autre au nom de la « race pure ». Quand on voit les modalités d’action, il y en a un qui veut terroriser pour cliver la population musulmane, pour leur dire que vous avez le choix, être avec les jihadistes ou avec l’ennemi.

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L’extrême droite cherche, elle, à cliver la population majoritaire, non-musulmane : soit vous êtes avec nous, soit vous êtes des traîtres et des ennemis. Il y a cette logique sur la modalité terroriste. Par ailleurs, l’organisation, le cloisonnement, sont tout à fait similaires dans les deux manières de faire. Il faut souligner que ces terrorismes se nourrissent.

Récemment, Aboubakar Cissé et Hichem Miraoui ont été tués pour des motifs racistes. Quel lien faites-vous entre ce procès et le contexte actuel ?

On est en train de juger des faits qui datent de 2017-2018, où des groupuscules d’extrême droite commençaient à s’organiser. Aujourd’hui, on a des gens qui passent à l’acte. À Dunkerque, le tueur qui a perpétré le meurtre raciste de Djamel Benjaballah faisait partie d’un groupe similaire à l’AFO. C’était un groupe xénophobe, composé d’anciens gendarmes et militaires, où les armes circulaient. À la LDH, on a de plus en plus de saisines de personnes qui témoignent d’actes islamophobes. Ça nous inquiète.

Quand on dit « le racisme, l’islamophobie tuent », ce n’est pas un slogan.

C’est la traduction logique de la montée de l’extrême droite qui n’a jamais été aussi puissante dans ce pays, à part probablement sous Vichy ou dans les années 30. Logiquement, ça se traduit par des actes qui confortent leur idéologie. Je suis convaincu que les assassinats actuels sont le prolongement du chemin intellectuel et préparatoire emprunté par les prévenus de l’AFO avant d’être arrêtés. À gauche, quand on dit « le racisme, l’islamophobie tuent », ce n’est pas un slogan. C’est une réalité très concrète.

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