Des enseignants bien seuls face à la pauvreté

Dans les établissements d’éducation prioritaire, les professeurs composent avec des élèves souvent en situation de précarité. Malgré les actions individuelles et collectives, ils se sentent trop souvent abandonnés par l’institution.

Malika Butzbach  • 25 août 2025 abonné·es
Des enseignants bien seuls face à la pauvreté
À l’école Albert-Einstein d’Ivry, des parents protestent contre les non-remplacements d’enseignants absents.
© Alexandre Rault / Hans Lucas via AFP.

À l’école maternelle d’Ivry-sur-Seine, classée REP+, Marine L. sait que les familles de ses élèves ont des difficultés financières. « Quand je parle avec d’autres collègues qui exercent à Paris, je me rends compte du décalage. Par exemple, durant le mois de mai, ils évoquaient l’absentéisme de leurs élèves durant les ponts. Moi, ma classe est restée complète », constate l’enseignante.

Comme tous ses collègues qui exercent en éducation prioritaire, elle a dû apprendre à prendre en charge les élèves en situation de grande pauvreté. « Alors que nous n’avions eu aucun enseignement sur le sujet durant la formation initiale. » Selon l’Unicef, 3 millions d’enfants et d’adolescents vivent sous le seuil de pauvreté en France. Avec leur mission d’éducation, les enseignants sont en première ligne face à cette misère. « Quand on arrive à la voir », souligne Chloé P., enseignante en CP à Roubaix.

Vous vous voyez mettre une mauvaise note en sport à un élève dont vous savez qu’il ne prend pas de petit-déjeuner ?

Romain P.

Le plus souvent, la pauvreté est cachée par les enfants et leur famille, « par honte », déplore la Nordiste. Après dix ans d’exercice, elle a appris à repérer les situations les plus précaires. « Il y a cet enfant sans chaussettes au mois de novembre. Ou celui dont les vêtements dégagent une odeur bizarre car ils ont séché dans un logement humide et insalubre. Ou encore celui qui s’endort en cours car, la nuit, il dort dans une voiture. » Romain P., prof d’EPS à Toulouse, se souvient de cet élève qui revenait de la cantine les poches remplies de pain. « Il savait qu’il aurait faim le soir, donc il rapportait de la nourriture. »

Sur le même sujet : « La précarité est devenue un état généralisé dans nos sociétés »

Pas facile d’en parler ouvertement avec les parents à la grille de l’école. « Face aux mamans qui répètent “ça va, merci”, j’ai développé des stratégies afin de connaître leur situation et les aider comme je pouvais », explique Chloé P. Mais, parfois, l’information vient de l’élève lui-même. Vanessa R., enseignante de français langue étrangère (FLE) à Tours, se rappelle cet élève qui avait oublié son matériel. « Avant que je réponde, il m’a dit que c’était parce qu’il dormait dans les halls d’immeuble depuis trois semaines. Je crois qu’il avait besoin de le dire. »

Fonds sociaux en baisse

Qu’importe le niveau de l’élève, impossible de ne pas prendre sa situation en compte. « Vous vous voyez mettre une mauvaise note en sport à un élève dont vous savez qu’il ne prend pas de petit-déjeuner ? », lance Romain P. Les enseignants peuvent aussi compter sur le reste de l’équipe pédagogique, en premier lieu l’assistante sociale de l’établissement.

« Lorsque j’ai des soupçons, je demande directement à l’élève s’il veut prendre rendez-vous avec elle. S’il refuse, je signale quand même le jeune à ma collègue, pour qu’elle puisse aller le voir. Ça me permet de rester dans la position de professeure », précise Sarah B. L’enseignante de français à Ivry-sur-Seine adapte aussi sa pédagogie, notamment sur les devoirs à la maison. « Je n’en donne pas, mais parfois les élèves m’en demandent. Alors ces devoirs sont des points bonus, afin de ne pas pénaliser ceux qui n’ont pas les conditions nécessaires pour travailler en dehors de l’école. »

Et que dire de la médecine scolaire pour ceux qui ont des problèmes de vue ? L’éducation est un désert médical.

Sarah B.

Les assistantes sociales peuvent accompagner les familles dans certaines démarches « notamment dans les demandes d’aides sociales », souligne Alice T. Chaque année, cette assistante sociale dans un collège breton constate un taux important de non-recours, « notamment chez les familles qui en ont le plus besoin ». Mais comme souvent dans l’Éducation nationale, le personnel manque et ne peut répondre aux besoins de tous les élèves. « Et que dire de la médecine scolaire pour ceux qui ont des problèmes de vue ? L’éducation est un désert médical », fustige Sarah B., qui ne compte plus le nombre de ses élèves qui devraient porter des lunettes.

Sur le même sujet : « Les assistantes sociales scolaires, ces héroïnes du quotidien »

Pour l’achat d’une paire de lunettes ou le paiement du transport scolaire, les assistants sociaux peuvent prélever dans le fonds social de l’établissement, une aide spécifique destinée à financer diverses dépenses de vie scolaire. « Un fonds social spécifique est dédié à la cantine, c’est vous dire à quel point les familles en ont besoin », soupire la Bretonne. Mais ces fonds ne sont pas extensibles, « encore moins alors que les décisions gouvernementales rognent les dépenses et que la pauvreté augmente », déplore Louis C., principal d’un collège à Nîmes.

Ce que constate également Jean-Paul Delahaye, auteur d’un rapport sur la pauvreté et l’école (1). Dans les lignes budgétaires des gouvernements, ces fonds sociaux apparaissent comme « éternelle variable d’ajustement de l’éducation nationale », déplore l’ancien directeur général de l’enseignement scolaire (Dgesco) (2). Ainsi, cette enveloppe a diminué de 15 % entre 2023 et 2024, passant de 49,3 millions d’euros à 41,8 millions.

Débrouille individuelle

Au niveau individuel, le personnel enseignant mise sur la débrouille pour « faire ce qu’on peut avec ce qu’on a ». De son côté, Romain P. récolte parmi ses amis et les associations sportives des vêtements de sport pour ses élèves qui n’en ont pas. Dans un coin de son gymnase, un grand carton déborde de shorts et de tee-shirts, mais aussi de maillots de bain et de baskets de toutes tailles. « Au début de l’année, je dis à mes élèves que ces affaires sont en libre-service s’ils en ont besoin, que c’est un prêt le temps de l’activité, donc plusieurs semaines. » Lui qui pratique le foot se souvient de ce collégien « doué avec le ballon » et de son air ravi lorsqu’il a pu jouer pour la première fois avec « de belles baskets ».

J’essaye de les emmener chaque année au cinéma, sans rien demander aux familles. Pour beaucoup, c’est leur première fois devant un grand écran.

Chloé P.

Ce système de collecte, Chloé P. le connaît bien aussi. L’enseignante de primaire récupère partout où elle peut cahiers, feutres et crayons pour ses élèves. Parfois, elle met la main à la poche, notamment pour les sorties scolaires lorsque la coopérative de l’école ne suffit pas. « J’essaye de les emmener chaque année au cinéma, sans rien demander aux familles. Pour beaucoup, c’est leur première fois devant un grand écran. Ce n’est pas normal que ce soit moi qui paye pour eux, mais, si je ne le fais pas, cela veut dire plus de première fois au cinéma. »

Sur le même sujet : Quand les cantines ont le ventre creux

Tous les enseignants interrogés évoquent des épisodes de découragement, le sentiment de « se battre contre des moulins à vent ». Thomas M., prof de maths dans un lycée rural de l’est de la France, se rappelle particulièrement une élève qu’il a eue dans sa classe durant les trois ans de sa scolarité. Une fille « brillante et timide ». « En terminale, j’étais son professeur principal. Lorsqu’on a parlé d’orientation, elle évoquait le soin et je l’ai poussée à candidater en médecine. Toute l’année, j’ai fait un gros travail auprès d’elle pour qu’elle se sente légitime, qu’elle rencontre des anciens élèves du lycée alors en 3e année de médecine, etc. »

Finalement, la lycéenne est acceptée sur Parcoursup à Strasbourg. Mais, peu après les résultats, elle annonce à son professeur qu’elle va refuser. « Elle avait parlé avec ses parents, qui n’avaient pas l’argent nécessaire pour de longues études loin. Résultat, elle s’est dirigée vers des études d’infirmière dans la ville d’à côté. » Depuis, l’enseignant refuse d’être professeur principal.

Délit de solidarité

Par-delà les actions individuelles, il y a aussi les mobilisations collectives. « Et celles-ci permettent une vraie prise de conscience de nos collègues quant aux situations des élèves », constate Vanessa R. L’enseignante en unité pédagogique pour élèves allophones nouvellement arrivés (UPE2A) dans un collège tourangeau s’est beaucoup engagée pour certains de ses élèves qui se sont retrouvés à la rue. « D’abord via un groupe WhatsApp, puis avec le collectif Pas d’enfants à la rue et des collègues de l’école voisine. Des personnes hébergent ces enfants et leurs parents. »

Sur le même sujet : Pauvreté : « Tous les indicateurs sont mauvais »

Mais, face à l’augmentation du nombre de familles à la rue et à l’absence de prise en charge par les pouvoirs publics, force est de constater que cette solution invisibilise le problème. Le 1er avril 2025, le collectif investit le collège Jules-Michelet pour mettre à l’abri 32 enfants et leurs familles sans logement. « Si cette action n’a pas fait tache d’huile comme nous l’espérions, j’ai vu qu’elle avait permis une prise de conscience. Certains collègues nous ont rejoints au collectif. »

Que l’État se retourne contre ses agents qui essayent de pallier les manques, c’est juste dégueulasse. 

Marine L.

Quelques semaines plus tard, Vanessa R. et une de ses collègues de l’école primaire sont notifiées d’un avertissement pénal probatoire et sont convoquées le 22 juillet et le 26 août. « Ma collègue ne s’est pas rendue à la convocation, et moi non plus, tranche l’enseignante. Si procès il y a, je le vois comme un moyen d’action supplémentaire pour aider les familles et dire ce qu’on a à dire (3). »

3

Une pétition est en ligne.

Dans l’école de Marine L., dans le Val-de-Marne, cette affaire a fait grand bruit. « Il faut dire que beaucoup de mes collègues sont engagés dans le collectif Aucun enfant sans toit », souligne l’enseignante. Elle-même a été plus que choquée par ce « délit de solidarité ». « Que l’État se retourne contre ses agents qui essayent de pallier les manques, c’est juste dégueulasse. »

Recevez Politis chez vous chaque semaine !
Abonnez-vous