Politique fiscale : le RN tombe le masque social
L’embarras du Rassemblement national sur la taxe Zucman révèle la nouvelle stratégie du parti d’extrême droite, occupé à s’attirer le soutien des grandes fortunes plutôt que de défendre les intérêts des classes populaires, en dépit de ses promesses.
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© Bastien Ohier / Hans Lucas / AFP
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« Ce qui soude le patronat, c’est une peur panique de la gauche » RN et patronat, main dans la main contre les étrangers Extrême droite : comment le patronat se prépare à collaborerLa taxe Zucman, qui a réussi à unir la gauche, a aussi le mérite d’embarrasser le Rassemblement national (RN). « Dire qu’on prend les plus riches et qu’on leur met une taxe de 2 %, c’est une solution simpliste, un slogan », pontifie le député RN Jean-Philippe Tanguy, sur Franceinfo ce 21 septembre. Au même moment, son camarade Philippe Ballard sort les rames dans l’émission « Dimanche en politique », sur France 3, pour ne pas critiquer Bernard Arnault, qui accuse l’économiste Gabriel Zucman de vouloir rien de moins que de « mettre à terre l’économie française ».
Le patron de LVMH « enrichit la France », défend l’élu, tout en concédant du bout des lèvres qu’il n’« aura pas des fins de mois difficiles parce qu’on lui demande quelques millions d’euros » en plus. Conquérir le soutien des grands patrons sans trahir le discours prétendument social de Marine Le Pen, voilà le pari risqué tenté par le parti d’extrême droite en vue de la prochaine présidentielle. « La question des ultra-riches divise le parti », déclare à Politis le député La France insoumise (LFI) Éric Coquerel, président de la commission des Finances à l’Assemblée nationale, lui-même invité par France 3 avant son collègue du RN Philippe Ballard.
Le Rassemblement national se drape dans les habits du parti du « peuple ». Il prétend incarner la voix des ouvriers, des classes moyennes écrasées, de la France périphérique. Mais derrière cette façade sociale soigneusement construite, se cache une réalité plus crue : le RN est un allié objectif du capital. Ses votes à l’Assemblée nationale, son programme économique, son silence complice sur les grandes fortunes ne laissent place à aucun doute.
Depuis 2022, les députés RN ont systématiquement défendu les intérêts des plus riches. Refus du rétablissement de l’ISF. Rejet de la taxation des superdividendes. Opposition à toute fiscalité plus progressive. Hostilité à l’encadrement des profits exceptionnels des grandes entreprises. À chaque fois qu’il s’est agi de faire contribuer davantage les plus fortunés pour financer les services publics ou améliorer les conditions de vie, le RN s’est rangé du côté du capital. Il n’a jamais été le parti de la redistribution, encore moins de la justice fiscale.
Il est, de fait, un rempart de plus contre toute remise en cause des privilèges économiques. Et aujourd’hui encore, alors que la « taxe Zucman » – 2 % sur les patrimoines de plus de cent millions d’euros, soi 1 800 foyers concernés – recueille un soutien massif dans l’opinion (dont 75 % d’opinions favorables parmi les sympathisants du RN, selon un récent sondage Ifop), Marine Le Pen et ses lieutenants se taisent. Ce silence n’est pas un oubli : c’est un choix. Le RN ne veut pas parler d’égalité réelle, de réforme fiscale, de partage des richesses. Il préfère agiter les peurs identitaires plutôt que de s’attaquer aux inégalités sociales.
Ce décalage entre le discours et les actes n’est pas une anomalie, c’est le cœur de la stratégie lepéniste : faire croire à un parti anti-système, alors qu’il en protège les fondations. Capter la colère populaire pour mieux la neutraliser. Désigner des boucs émissaires – immigrés, pauvres, assistés – pendant que les profiteurs réels, actionnaires et grands groupes, restent à l’abri. On aurait tort de croire que ce mensonge suffit à expliquer le succès du RN. Car une partie de ses électeurs adhère aussi à son projet identitaire, à sa vision excluante de la nation. Mais cela ne doit pas faire oublier l’essentiel : le RN ne s’attaque jamais aux puissants. Il les sert. Il ne rompt pas avec l’ordre établi, il le consolide. Derrière le masque social, toujours le visage du capital.
Le député LFI cite l’exemple de la flat tax, ce prélèvement forfaitaire unique instauré par Emmanuel Macron en 2018 pour taxer moins lourdement les revenus du capital que ceux du travail, et relevé de trois points en commission avec les députés RN en octobre 2024. Un vote dénoncé avec fracas par Jordan Bardella le lendemain, comme « un très mauvais signal envoyé aux Français qui épargnent et qui investissent ». Soit la position contraire de Jean-Philippe Tanguy, souvent considéré comme le « monsieur économie » du RN. Contacté, l’intéressé n’a pas retourné nos appels. « Selon sa présence ou pas en commission, le vote de ses camarades n’est pas le même », souffle un député de gauche qui en fait lui aussi partie.
« Dès lors que vous touchez aux revenus personnels, et notamment au patrimoine, le RN est contre », observe Éric Coquerel. La preuve : Marine Le Pen s’est empressée de voler au secours de Bernard Arnault contre la taxe Zucman dans une interview accordée au Journal du dimanche, propriété de Vincent Bolloré. Une « mesure floue », qui détourne « de l’essentiel », selon elle, à savoir « des économies, qui passent par la réduction de l’immigration, des fraudes et du train de vie de l’État ». L’élue préfère un impôt sur la fortune financière, « calqué sur l’ancien impôt sur la fortune ».
Marine Le Pen, la grande héritière
Rien d’étonnant de la part d’une grande héritière, non seulement par son père, Jean-Marie Le Pen, décédé en début d’année, mais aussi grâce au legs d’un million d’euros laissé sous la forme d’un somptueux appartement par une riche Cannoise, Monique Plaideux, avec le reste de ses biens, à sa mort en 2023, comme l’a révélé Le Monde. Cette succession miraculeuse n’est pas sans rappeler celle d’Hubert Lambert, héritier des cimenteries du même nom, qui légua à sa mort, en 1976, le manoir de Montretout et une partie de sa fortune à Jean-Marie Le Pen, rappelle le journal.
Lors de la présidentielle de 2017, Marine Le Pen appelait encore à “faire barrage à la finance et à l’argent roi“.
Lors de l’examen du budget de l’État et de la Sécurité sociale l’an passé, Marine Le Pen s’est farouchement opposée à toute imposition des plus riches, dont elle fait partie. Ses députés ont rejeté la hausse de la CSG sur les revenus du capital, la proposition de taxe sur les hauts patrimoines de plus d’un million d’euros ou encore la surtaxe exceptionnelle des grandes entreprises. Le débat sur l’ISF a permis au RN de ressortir sa proposition phare d’un impôt sur la fortune financière (IFF).
Le parti souhaite ainsi remplacer l’impôt sur la fortune immobilière (IFI), la version au rabais mise en place par Emmanuel Macron, par ce nouvel IFF qui exclurait de son assiette la résidence principale des personnes imposées. Un cadeau à destination des plus fortunés, comme l’a démontré Politis. Seule une toute petite minorité des Français les plus riches est concernée par cet impôt, et la résidence principale bénéficie déjà d’un abattement fiscal.
Les députés RN ont également voté contre l’augmentation du Smic proposée par la gauche en 2022, tout en approuvant le projet de loi pouvoir d’achat du gouvernement Borne, instaurant la prime de partage de la valeur, ancienne prime Macron. Un an plus tard, les mêmes se sont prononcés contre l’indexation des salaires sur l’inflation portée par LFI, puis contre le gel des loyers, en joignant leurs voix à la droite et à l’ancienne majorité présidentielle réunie au sein du « socle commun » dans l’Hémicycle. De quoi réjouir le patronat, auquel le parti d’extrême droite semble pressé de donner des gages avant la prochaine présidentielle.
Élans populaires et promesses au patronat
De fait, le discours officiel du RN hostile aux grandes fortunes, qui a longtemps été sa marque de fabrique pour se donner une image proche du peuple, semble appartenir au passé. En 2015, le Front national rejetait « la mondialisation ultralibérale » tout autant que « la dictature des marchés » ou « le dogme de la concurrence. » Lors de la présidentielle de 2017, Marine Le Pen appelait encore à « faire barrage à la finance et à l’argent roi », fustigeant les « milliardaires » comme Patrick Drahi, Pierre Bergé, Xavier Niel et même un certain Vincent Bolloré.
Mais le parti a opéré un virage à 180 degrés au fur et à mesure de sa progression électorale. Jordan Bardella, le dauphin du parti, qui a rencontré Xavier Niel et a participé à un sommet organisé par Vincent Bolloré, renvoie désormais dos à dos Emmanuel Macron et Jean-Luc Mélenchon. Il qualifie le premier de « président de la décroissance » et relègue le combat contre les inégalités mené par le leader de LFI qu’il espère affronter en 2027 à une « lutte des classes mortifère ». Avec des nuances au sein du parti d’extrême droite en interne, cependant.
Pour Éric Coquerel, « Jean-Philippe Tanguy ne tient pas tout à fait le même discours que Jordan Bardella. Le RN doit à la fois rassurer le patronat et prendre la place de la droite, ultralibérale, tout en maintenant une ligne plus en lien avec certaines revendications sociales », explique l’insoumis.Pas simple.
Le RN est l’héritier des partis fascistes. C’est un peu le “mieux vaut Hitler que le Front populaire” .
« C’est la contradiction du fascisme ; en général, le problème est résolu par l’élimination de ceux qui ont une doctrine sociale, c’est une constante dans l’histoire de l’extrême droite. En cela, le RN est l’héritier des partis fascistes. C’est un peu le “mieux vaut Hitler que le Front populaire” », observe un député de gauche sous le sceau de l’anonymat, citant Les Irresponsables, de l’historien Johann Chapoutot, professeur d’histoire à Sorbonne Université. Une référence au mot d’ordre des droites et du patronat dans les années 1930, qui ont préféré sacrifier la démocratie au fascisme pour éviter de satisfaire les aspirations des travailleurs à plus de justice sociale.
En cas d’adoption de la taxe Zucman,les boîtes vont tout faire pour partir, martèle Sébastien Chenu, un fidèle de Marine Le Pen, dans « C à vous », sur France 5, le 17 septembre, prédisant un « effondrement des recettes ». Pas question, donc, de demander un effort supplémentaire aux plus riches. Soit peu ou prou le même discours que celui tenu par Emmanuel Macron. Les militants et sympathisants vivent-ils ce virage comme une trahison ? Difficile à dire mais, à l’image d’une écrasante majorité de Français, 75 % d’entre eux se prononcent pour la taxe Zucman, selon un sondage Ifop commandé par le PS et publié le 17 septembre. Un vrai dilemme pour la direction, engagée dans une opération séduction envers les patrons, mais sans le crier trop fort.
Yeux doux
Jordan Bardella a fait les yeux doux au Medef lors de ses journées d’été, lui promettant une baisse drastique de la norme décidée par les organisations patronales elles-mêmes, ainsi qu’une nouvelle coupe dans les impôts de production. Même si l’accueil a été frais, le président du Medef, Patrick Martin, a distingué le chef du RN en le jugeant comme « le plus conscient des périls économiques avec Attal et Retailleau ». Un progrès notable car, un an auparavant, le patron des patrons mettait le programme économique du parti d’extrême droite sur le même plan que celui du Nouveau Front populaire, ce qui n’était pas un compliment.
« Il faut continuer de parler à notre base, sensible à la fibre sociale de Marine, tout en rassurant les grands patrons avec Jordan », confirme avec prudence à Politis une source interne au RN. Traduction : le duo se partage les tâches. À la candidate historique les grands élans populaires sur l’assistanat, au dauphin les promesses ultralibérales au patronat. « On fait des économies, on ne fait pas la poche des Français », répètent les chefs du RN dans les médias, et surtout pas celles des plus fortunés. Reste à savoir si les électeurs vont suivre ce grand écart.
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