Lumir Lapray : « Le RN a besoin des petites classes moyennes pour gagner »
L’activiste engagée en politique n’a pas honte de dire qu’elle vient de Proulieu, petit hameau de l’Ain, ni de de dire qu’elle est amie avec des gens qui votent à l’extrême droite. Et ne craint pas non plus de dire à la gauche ses quatre vérités, notamment sur son mépris envers la France rurale et périurbaine.
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© Maxime Sirvins
« Ces gens-là. » Plongée dans cette France qui pourrait tout faire basculer, Lumir Lapray, Payot, 224 pages, 19,50 euros.
Lumir Lapray est une activiste française engagée pour le climat et contre la montée de l’extrême droite dans la France rurale et périurbaine. Passée par Sciences Po, elle devient assistante d’un député démocrate au Congrès américain au cours d’un voyage aux États-Unis et se spécialise en mobilisation citoyenne, ou community organizing. En 2022, elle est candidate aux élections législatives dans la 2e circonscription de l’Ain, pour la Nupes.
Le sous-titre de votre nouvel essai, « Ces Gens-là », est : « Cette France qui pourrait tout faire basculer ». De quelle France voulez-vous parler ?
Le titre, le sous-titre et le bandeau du livre ont soulevé un problème plus global : comment nous nommer ? La France périurbaine, rurale, périphérique, la France des ronds-points, la France des gilets jaunes ? D’autres que nous – souvent des journalistes, des chercheurs, des politiques – utilisent ces mots. Mais, chez nous, personne n’utilise le mot « rural » : on dit simplement « campagne ».
Cette France des campagnes, donc, se définit à la fois d’un point de vue géographique – avec une unité d’expériences basée sur le fait de grandir dans des lieux peu denses, entourés d’espaces agricoles, structurés par la réputation et l’interconnaissance, éloignés des lieux de pouvoir – et d’un point de vue social : 75 % des habitants des petits bourgs ou des campagnes appartiennent aux classes populaires ou aux petites classes moyennes.
On le sait peu car, jusqu’aux gilets jaunes, cette France n’a pas existé dans les débats. En 2018, il y a eu une explosion de l’intérêt : à Paris, on se demandait ce que voulaient « ces gens-là », un peu comme pour les banlieues après 2005. Beaucoup ont charrié une vision très misérabiliste, nous décrivant toujours via le manque d’accès au travail, aux transports, à la culture… L’extrême droite, elle, a développé une vision essentialisante très problématique : nous serions une France inchangée, primaire, éternelle, « la vraie France ».
Nous sommes malheureusement peu audibles face à une galaxie d’extrême droite surfinancée et surorganisée.
La gauche, enfin, est embêtée : d’un côté, elle reconnaît notre vulnérabilité sociale liée à notre condition populaire massive, et en même temps elle semble plutôt convaincue que nous sommes globalement une armée de « fachos », ontologiquement racistes. Avec ce livre, j’ai voulu rétablir une part de vérité, de nuance, de concret. C’est pour ça que j’ai donné la parole à mes proches, qui représentent une vraie diversité de profils, avec des aspirations, des colères et des questionnements très divers.
Quelle bascule redoutez-vous concrètement ?
Nous sommes dans un contexte de tensions sociales et économiques très fortes : les gens se rendent bien compte que leur Caddie de 50 euros est moins rempli qu’il y a quatre ans, que leur facture d’électricité a explosé, que leur lieu de travail est très éloigné de leur lieu d’habitation, alors même que le prix de l’essence explose. Ils ont identifié qu’il y avait un problème. Désormais, ils sont à la recherche de causes et de responsables ! Nous assistons donc à une bataille pour le sens : qui est coupable de leur précarisation ?
Mon camp politique, la gauche, blâme le capitalisme débridé, mais nous sommes malheureusement peu audibles face à une galaxie d’extrême droite surfinancée et surorganisée, et qui exploite la moindre faille. Je pense par exemple aux meurtres atroces de jeunes gens, comme celui de Philippine ou celui de Thomas, à Crépol… Ces moments d’immense émotion sont utilisés pour attiser la haine et sédimenter le vote à l’extrême droite.
Dans ces instants, la vérité importe peu, finalement, parce qu’une interprétation existe déjà, toute prête, précédant même l’événement. Lorsque le drame arrive, toute la force du réseau d’extrême droite se met en mouvement, et c’est le moment de bascule. Aux États-Unis, la mort de Charlie Kirk est un exemple très parlant. Elle constitue un moment de bascule, au même titre que la réélection de Donald Trump ou la tentative de coup d’État du Capitole.
Les alliés du camp présidentiel n’ont pas attendu l’enquête et ont déroulé une série de mensonges affirmant que la gauche radicale était responsable et qu’elle devait être criminalisée. Ces mensonges ont pris, malgré l’absence de preuves (à l’époque, il n’y avait même pas de suspect !) car, depuis cinquante ans, le terreau idéologique était prêt. En face, les gens sont tellement radicalisés et étouffés par la pression capitaliste qu’ils n’attendaient qu’une soupape pour laisser libre cours à leur colère.
Si la gauche perd cette bataille, je crains que les habitants des campagnes participent, par leur vote, à nous faire basculer (…) dans un régime autoritaire et fasciste.
En France, nous n’en sommes pas là. Mais je constate, sur le terrain, une bataille pour le sens : nous sommes plusieurs forces politiques à tenter d’imposer notre analyse auprès de personnes épuisées et profondément perdues, politiquement. Si la gauche perd cette bataille, je crains que les habitants des campagnes participent, par leur vote, à nous faire basculer – parfois même bien malgré eux – dans un régime autoritaire et fasciste.
L’idée que les ruraux sont des fachos est particulièrement instrumentalisée depuis les élections européennes de 2024. Est-ce une forme de basculement idéologique ?
Je crois que ce raccourci arrange tout le monde. En premier lieu, le Rassemblement national (RN), pour qui c’est une prophétie autoréalisatrice : dès que ses représentants arrivent en tête à une élection, ils annoncent eux-mêmes être « le parti de la ruralité ». Ils ont beaucoup investi dans ce récit, notamment en s’associant très vite au mouvement des agriculteurs, en l’infiltrant, en participant à le vider de ses enjeux de lutte des classes entre les gros exploitants et les petits producteurs.
Que l’extrême droite agisse ainsi n’est pas étonnant : qu’attendre d’autre d’un parti dont l’objectif est de se normaliser et de se massifier ? Je trouve cela plus décevant de la part de la gauche, qui devrait se mobiliser contre cette bascule narrative pour ne pas en faire un état de fait : il reste 60 % de votants ruraux qui choisissent autre chose que le RN. Rien n’est perdu pour nous, et nous ne devons pas céder à cette facilité !
Vous avez grandi dans l’Ain et avez réussi à garder un œil là-bas après des études à Lyon et une vie militante à Paris. L’évolution de votre territoire d’origine sur le plan politique est-elle le reflet de ce qui se passe dans les campagnes françaises ?
Le cas de l’Ain est très intéressant car c’est une ruralité historiquement de droite. Après mai 1968, les grands patrons ont voulu démanteler les bastions ouvriers communistes de la ceinture rouge, notamment, qui concentrait une population très syndiquée. Pour ce faire, ils ont restructuré leurs usines en les découpant en TPME [très petites et moyennes entreprises, N.D.L.R.], en sous-traitant des pans entiers de leurs activités et en les relocalisant dans les campagnes, surtout celles où les gens étaient moins politisés.
Chez moi, c’était parfait : des ouvriers agricoles qui n’ont pas le temps de se syndiquer, une culture féodale forte – encore récemment, le député de ma circo, d’ascendance noble, était surnommé « le marquis » ! Ajoutez à cela une absence de conscience de classe et un sentiment très fort d’identification au patron. En bref : un peuple « docile, besogneux, prêt à l’emploi », comme nous présente lui-même le président (Les Républicains) de notre département. Ainsi s’est créé le parc industriel de la plaine de l’Ain, où j’ai grandi. Chez moi, j’observe plusieurs choses assez classiques en France et qui peuvent constituer une bascule – notamment depuis la droite vers l’extrême droite.
Quand j’étais petite, on savait qui votait Jean-Marie, mais ça ne se revendiquait pas, ce n’était pas valorisé ou assumé.
Pour comprendre cela, il faut rappeler les différentes phases de la conquête RN. Celui du Sud, région historique, est structuré par le contexte post-guerre d’Algérie : la racialisation des rapports sociaux y est bien plus forte qu’ailleurs. Le vote d’extrême droite au Nord et à l’Est est plutôt lié à la situation des anciens prolos communistes, dans des lieux ravagés par la désindustrialisation. Ce qui est intéressant, c’est que cette première bascule s’est faite lors de la transition entre Jean-Marie Le Pen, libéral, et Marine Le Pen, protectionniste et vantant une sorte de paternalisme nationaliste.
La dernière bascule est celle à laquelle nous assistons : des gens de droite ou du centre glissent à l’extrême droite parce qu’elle s’est normalisée et qu’il n’y a plus de tabou. C’est là qu’arrivent Marion Maréchal et Jordan Bardella, avec leur union des droites. Mon territoire de l’Ain, comme une grande partie de la France rurale et périurbaine, intervient à cette troisième étape. Je suis persuadée qu’elle est décisive, car le RN a besoin des petites classes moyennes pour gagner.
Il y a aussi une libération de la parole raciste dans les campagnes…
Oui, c’est une réalité. Quand j’étais petite, on savait qui votait Jean-Marie, mais ça ne se revendiquait pas, ce n’était pas valorisé ou assumé. Aujourd’hui, ces personnes tiennent des propos ouvertement racistes et ça ne choque plus personne. Cependant, cela ne signifie pas que tout le monde est d’accord avec eux – c’est plutôt qu’il n’y a plus de stigmate collectif. Il est aussi intéressant de noter que, le plus souvent, les raisons invoquées pour voter pour le RN sont plutôt la détestation des « assistés ».
Des gens qui bossent, gagnent un peu plus que le Smic et pensent avoir plus de points communs avec les grands patrons comme Bernard Arnault, qu’on veut taxer, qu’avec Ahmed qui vit au bout de leur rue… Se dire « 100 % RN », c’est une manière de dire « je ne vis pas des aides, je suis pour le travail ! ». Derrière les grandes phrases toutes faites, lâchées « comme ça », il y a des affects, des émotions très fortes qui sont rarement étudiées : beaucoup de honte, d’humiliation, de sentiment d’échec, de sentiment de revanche…
Que fait la gauche pour « ces gens-là », pour ces territoires en souffrance ?
Il me semble que, malheureusement, la gauche n’arrive pas à faire de place aux habitants de ces territoires. Certes, ils ne sont pas parfaits. Mais, durant le mouvement des gilets jaunes, il y avait une occasion extraordinaire pour nous de capitaliser sur ce grand moment collectif, notamment car il a représenté une prise de conscience majeure de l’effet structurel de la pauvreté. Sur les ronds-points, les gens ont réalisé que leur précarité n’était pas une faillite morale individuelle, qu’ils n’étaient pas les seuls à « perdre » au jeu du capitalisme, que c’était tout un système qui les écrasait.
Comment raccrocher les wagons des classes populaires rurales à cette locomotive portée par d’autres, notamment par les classes populaires racisées ?
La gauche a pourtant su fournir des efforts pour convaincre les banlieusards, la communauté musulmane, les femmes, la communauté LGBT, les jeunes précaires, les étudiants de voter pour elle, sans attendre un alignement idéologique total. Bien sûr, il ne s’agit pas de renier nos valeurs : on ne peut pas représenter la gauche en 2025 sans inclure ces communautés qui la tiennent debout. La question est : comment raccrocher les wagons des classes populaires rurales à cette locomotive portée par d’autres, notamment par les classes populaires racisées ? Comment faire le lien ? Je pense sincèrement que c’est possible.
L’écologie ne peut-elle pas jouer ce rôle de pont ?
Si, mais la gauche doit se mettre d’accord sur des priorités pouvant parler à tout le monde, et mettre en avant des personnes concernées pour porter ces messages. Pourquoi ce sont des ingénieurs qui parlent d’écologie ? Comment y croire quand ce sont des Parisiens qui n’ont pas de voiture qui proposent des initiatives sur les mobilités en campagne ? Nous avons vraiment raté des coches sur l’écologie, sur les gilets jaunes et sur les questions de représentativité en politique.
Si, demain, quelqu’un qui habite dans une passoire thermique et qui travaille dans le BTP devient un ambassadeur de cette cause au sein de la gauche et explique concrètement que ça donne du boulot à des gars dans le canton, qu’il vit mieux depuis qu’il a rénové son habitation, je fais le pari que ça fonctionnera. C’est à la gauche d’aller chercher ces personnes, de les former, de les imposer dans le débat public afin de les rendre légitimes.
Je ne trouve pas de prise de parole forte de la part de la gauche sur la nécessité absolue de prioriser la victoire dans les petits bourgs.
Les municipales approchent et, dans tous les médias locaux, on trouve des articles parlant de maires de village qui ne se représentent pas. La gauche peut-elle saisir cette occasion pour regagner la confiance des campagnes ?
Je l’espère, mais je regrette qu’aujourd’hui la gauche semble plutôt concentrée sur « quelle nuance de gauche va diriger les grandes métropoles ? », alors que 85 % des communes comptent moins de 2 500 habitants et que le niveau d’exaspération de leurs maires est au plus haut. À cela vient s’ajouter un contexte de surfinancement de l’extrême droite, notamment par Pierre-Édouard Stérin et son projet Périclès : je crains que cela favorise une multiplication de listes RN-compatibles, qui seront difficiles à identifier car affichées sans étiquette. Rappelons que le Sénat est élu par les maires et que, si ceux-ci deviennent majoritairement d’extrême droite, le Sénat pourrait basculer.
Je ne comprends pas pourquoi personne ne panique ! À six mois des élections municipales, je ne trouve pas de prise de parole forte de la part de la gauche sur la nécessité absolue de prioriser la victoire dans les petits bourgs. Au-delà des discours, nous avons besoin de ressources : si nous voulons réellement redevenir une idéologie de masse, il faut investir dans l’infrastructure militante, la formation de terrain, les éléments programmatiques. Beaucoup d’habitants de nos villages ont envie de s’engager, mais il faut aller les chercher, leur parler, les rassurer, les accompagner.
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