Sepideh Farsi : « Il était important pour Fatma Hassona d’apparaître digne »
À Cannes, Put Your Soul on Your Hand and Walk était porté par sa réalisatrice, Sepideh Farsi, mais pas par la jeune Gazaouie qui en est le cœur, Fatma Hassona, reportrice photographe assassinée quelques semaines plus tôt. Nous avons rencontré la cinéaste pour parler de la disparue, de son film et de l’Iran, son pays natal.
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© Maxime Sirvins
Sepideh Farsi a 18 ans quand elle quitte son Iran natal pour échapper à la répression politique. Désormais, s’y rendre lui vaudrait la prison. Nombre de ses films ont son pays pour objet et l’exil en filigrane : c’est le cas par exemple du Voyage de Mariam (2003), son premier long métrage, ou de Téhéran sans permission (2010). En 2023, elle réalise La Sirène, un long métrage d’animation dont le cadre est la guerre Iran-Irak en 1980.
Put Your Soul on Your Hand and Walk (1 h 50), sortie en salle le 24 septembre.
Fatma Hassona, avec laquelle on vous voit converser par visio d’avril 2024 à avril 2025 dans Put Your Soul on Your Hand and Walk, a été tuée à 25 ans par des missiles israéliens peu après la sélection de votre film à Cannes par l’Acid. Comment vivez-vous, depuis, cette disparition et la responsabilité accrue qui est la vôtre de porter sa parole ?
Sepideh Farsi : Je ressens une immense responsabilité. Normalement, une fois terminé, un film vit sa vie. Mais celui-ci est si particulier que ma présence, lorsque je l’accompagne, en devient un prolongement. Bien entendu, ma présence physique ne comble pas du tout l’absence de Fatem (c’est ainsi que je l’appelais). Mais, en quelque sorte, je suis devenue l’incarnation de cet échange très intime, cette ligne de vie que nous avons maintenue pendant un an et qui s’est rompue le 16 avril, jour de sa mort. Le film opère et laprésence de Fatem opère au-delà du film. Je reçois beaucoup de témoignages poignants. Cela va au-delà des remerciements et des échanges habituels.
Pourquoi avez-vous dit que son meurtre est un assassinat ?
La sélection du film à Cannes a été faite le 15 avril et, le lendemain, elle était assassinée.
Il s’agit d’une attaque ciblée. Ce sont des missiles qui ont percuté l’appartement où Fatem vivait avec sa famille et qui ont tué la famille entière, à l’exception de sa mère, qui a miraculeusement survécu. L’enquête de l’ONG Forensic Architecture, qui travaille entre autres sur les exécutions extrajudiciaires dans le monde, faisant appel à des études balistiques, montre que les missiles ont été lâchés par des drones sur l’immeuble, et qu’ils étaient programmés pour exploser à l’étage où vivait Fatem. C’est un assassinat extrêmement sophistiqué et bien planifié. Je ne sais si la sélection à Cannes l’a provoqué, auquel cas les Israéliens l’ont organisé en 24 heures, puisque l’annonce officielle de la sélection du film à Cannes a été faite le 15 avril et, le lendemain, elle était assassinée.
Cette question me préoccupe, bien sûr. Ou bien l’attaque était prévue de plus longue date. Serait alors davantage en cause son travail photographique, qui documente la guerre et le génocide à Gaza. Ce que j’ai aussi appris par la suite, c’est que Fatem avait donné des interviews à Al-Jazeera et AJ+, où elle parlait de son travail de photographe de façon très déterminée. Ces interviews ont contribué à ce qu’elle acquière un début de reconnaissance. Je m’interroge : qu’est-ce qui suffit au Mossad et à l’armée israélienne pour décider d’éliminer une famille, dont un enfant de 10 ans et une femme enceinte ?
Au début du film, vous avez l’intention d’aller à Rafah pour entrer dans Gaza. Or cela s’avère impossible. Finalement, cette impossibilité vous a peut-être permis d’avoir une plus grande intimité avec Fatem que si vous aviez été dans une situation plus classique.
C’est possible. Les obstacles, quand on arrive à les dépasser, deviennent parfois des lignes de force. Il ne s’agit pas de louer les interdits ou la censure. Mais, toute ma vie, je n’ai cessé de contourner des obstacles. Et, effectivement, le fait de ne pouvoir communiquer qu’à distance nous a sans doute rendues, Fatem et moi, plus proches que si nous avions été dans un face-à-face réel. Parce que cela a créé un huis clos, certes théorique, mais aussi physique. Quand nous nous parlions, nous étions toujours seules, hormis de rares moments où l’un des membres de sa famille passait à côté d’elle.
Quand vous êtes-vous rendu compte que vous étiez en train de faire un film ?
Immédiatement. C’était mon intention première et j’en ai d’emblée parlé à Fatem. Bien sûr, je ne savais pas si j’allais réussir. Dès notre première rencontre, il m’est apparu évident que nos conversations seraient l’axe principal du film et que Fatem en serait le centre. La structure finale est venue plus tard.
Au montage, qu’est-ce qui a compté dans vos choix pour retenir tel dialogue et non tel autre ?
Je me suis d’abord laissé guider par l’émotion. Il y a des jours où Fatem était plus en forme, où notre conversation était plus intense. Parfois, elle donnait aussi des informations qui m’ont semblé essentielles à garder. Le premier montage, qui ne contenait que nos conversations, durait quatre heures. En cours de route, je me suis demandé si un film fait de conversations avec une personne, et régulièrement interrompues par des ruptures de connexion, allait retenir l’attention du spectateur. C’est pourquoi j’ai commencé à inclure d’autres images qui feraient contrepoint, hormis les JT dont je savais dès le début qu’ils seraient dans le film.
Le récit médiatique pro-sioniste a contribué à déshumaniser les Palestiniens, les réduisant à des chiffres.
J’étais convaincue qu’il fallait le situer dans le contexte historique, dater le film en quelque sorte, parce qu’on oublie très vite les événements, et surtout à cause du récit médiatique dominant, qui effaçait la voix palestinienne. C’est d’ailleurs ce qui m’a poussée à vouloir aller à Rafah au départ. Le récit médiatique pro-sioniste a contribué à déshumaniser les Palestiniens, les réduisant à des chiffres. C’est un phénomène que j’ai vécu également en tant qu’Iranienne. J’ai été confrontée dans certains médias français à des gens qui parlaient comme si nous étions des gens sous tutelle. Finalement, j’ai décidé de retirer les autres types d’images parce que le film tel qu’il est tient grâce à la personnalité de Fatem, à sa lumière, à son incandescence. Et aussi à notre niveau d’intimité.
Dans vos échanges, vous n’avez pas caché, ni supprimé au montage, vos désaccords, notamment sur des sujets comme la religion…
Je trouvais que ces désaccords étaient stimulants. Fatem, qui n’est jamais sortie de Gaza, était bien informée, mais dans les limites de ce qu’impose le fait d’être enfermée dans un territoire si petit, avec un accès limité à l’information. J’ai appris beaucoup d’elle, mais elle ignorait aussi certaines choses, comme le fait que l’Iran vit sous dictature et que les femmes n’ont pas de choix vestimentaire. Pour moi, il était important de partager cela avec elle. Quand je l’interroge sur le voile qu’elle porte, je ne la juge pas – c’est factuel. Avant de lui poser une question, j’interrogeais toujours l’endroit où on était placées l’une par rapport à l’autre, pour ne pas heurter sa sensibilité.
Il y a peu de moments où Fatem apparaît désespérée, laisse voir sa tristesse, même si, à la fin, elle parle de sa dépression. Pensez-vous qu’elle voulait ainsi montrer publiquement une certaine tenue, une manière de résister ?
Il y a sans doute de cela. Le sourire qu’elle affichait était parfois un signe de joie. Quand nous nous connections et que nous étions l’une en face de l’autre, par exemple. Mais parfois il s’agissait d’un sourire de résistance. J’avais appris à déchiffrer les différentes nuances de son sourire. C’était important pour elle – et ça l’est, je pense, pour les Palestiniens en général – d’apparaître digne. C’était très saillant chez elle, qui était très pudique. Elle refusait toute pitié. Quand elle n’était pas du tout en forme, elle ne me répondait pas, sinon par texto.
C’est une question qu’il faut reposer sans cesse : quoi photographier ou filmer, et quoi montrer.
Fatem avait un talent de photographe incontestable, avec un grand sens du cadre. Elle s’interrogeait aussi sur ce qui, de l’horreur, devait être montré ou non, comme l’atteste la discussion que vous avez ensemble…
Oui, c’est une vraie question à laquelle je n’ai pas de réponse, et je crois qu’elle non plus. Je ne connais d’elle qu’une série de photos où l’horreur est montrée frontalement – et les seules que j’ai incluses dans le film. Quand elle me les a envoyées, j’ai été sidérée par ce que je voyais. Mon cerveau refusait d’intégrer l’information. Je n’arrivais pas à croire ce que je voyais : un gamin de 10 ans environ, en train de nettoyer du sang avec un jet d’eau. En fait, il était le seul survivant de l’attaque et nettoyait la cour de ce qui restait des corps de sa famille pour pouvoir continuer à vivre dans cet abri. C’est une question qu’il faut reposer sans cesse : quoi photographier ou filmer, et quoi montrer. Y compris par rapport à ce que l’on diffuse sur les réseaux sociaux.
Vous qui avez quitté votre pays à 18 ans, après avoir fait de la prison pour activisme politique, qui ne pouvez y retourner depuis seize ans alors que votre famille s’y trouve encore, comment avez-vous vécu les douze jours de guerre entre Israël et l’Iran ?
Je voudrais d’abord préciser que, dans cet épisode que les médias ont appelé « guerre préventive », c’est Israël puis les États-Unis qui ont attaqué l’Iran. C’est une guerre très politique dans la mesure où les populations n’ont aucune animosité l’une envers l’autre. Ce sont les régimes qui s’affrontent. Cette guerre pendait au-dessus de nos têtes depuis des décennies, mais je pensais que cela resterait au stade de la menace. J’ai appris son déclenchement en descendant de l’avion au Caire, où je me suis rendue pour la Marche globale pour Gaza.
J’y ai vécu un moment schizophrénique : je vivais physiquement cette marche où l’ambiance était tendue à cause de la pression policière égyptienne, avec beaucoup d’arrestations, et en même temps ma tête était totalement en Iran, préoccupée par ma mère, dont je n’avais pas de nouvelles depuis les attaques israéliennes. Car l’internet a été coupé pendant presque trois jours. J’ai aussi pris très violemment une question que me posaient certains journalistes français, qui voulaient savoir si j’étais heureuse. « Vous allez vous débarrasser du régime des mollahs », me disaient-ils. Je leur répondais : « Comment osez-vous me poser une telle question ? » J’ai trouvé ça très choquant. J’en ai même perdu ma voix – je suis devenue aphone pendant quelques jours.
Je trouve hallucinant qu’on vous demande si vous êtes content qu’on bombarde votre pays.
Je trouve hallucinant qu’on vous demande si vous êtes content qu’on bombarde votre pays. D’autant plus qu’il fallait sacrément manquer de clairvoyance pour penser que cette guerre ferait tomber les mollahs. Tout ce qui s’est passé durant ces dernières décennies au Moyen-Orient ne leur avait donc pas ouvert les yeux ! J’étais au contraire convaincue que cette guerre allait accroître la répression sur les dissidents. Ce qui a été le cas. Le bombardement de la prison d’Evin en a été l’une des preuves les plus éclatantes. Que Netanyahou ait pu dire ensuite qu’il avait commis cet acte pour libérer les prisonniers, et que la communauté internationale le laisse affirmer un tel mensonge sans réagir, est incroyable. En réalité, il a même tué des prisonniers politiques !
Est-ce que, pendant cette guerre, la population iranienne a fait front autour des mollahs ?
Non, c’est tout le contraire qui s’est passé. Comme je voulais comprendre, j’ai sollicité des témoignages de l’intérieur, de mes confrères et consœurs du cinéma et d’amis proches. Ils me disaient tous être déchirés : ils condamnaient les attaques israéliennes en tant qu’ingérence étrangère criminelle et, de l’autre côté, ils ne voulaient pas être récupérés par les mollahs. Cette conscience-là était forte. J’ai tenté de recueillir le témoignage de Taraneh Alidoosti, l’une des actrices qui se sont affichées sans foulard à l’intérieur du pays pendant le mouvement Femme, Vie, Liberté. Pour cela, elle a été emprisonnée, empoisonnée, interdite de travail et privée de tous ses droits.
Elle n’a pas voulu témoigner, car elle craignait, en condamnant publiquement les attaques israéliennes, que ses propos soient récupérés par le régime. Par ailleurs, il y a eu énormément d’entraide entre les gens, puisque le régime est défaillant. Par exemple, il n’y a pas de bunkers en Iran pour mettre à l’abri la population. En plus de ça, il y avait une pénurie d’essence, des coupures d’eau… Sur les réseaux sociaux, on voyait des annonces de médecins, de psys, d’avocats, de vétérinaires, etc., qui travaillaient gratuitement pour qui en avait besoin.
Où en est le mouvement Femme, Vie, Liberté aujourd’hui ?
Le mouvement n’a pas gagné de terrain mais n’en a pas perdu non plus. Quand on regarde des images de grandes villes iraniennes aujourd’hui, on voit beaucoup de femmes sans voile. Ce qui n’existait pas il y a trois ans. Le mouvement a subi un coup d’arrêt au moment du 7-Octobre. L’attention mondiale et médiatique, qui avait déjà été mobilisée par la guerre en Ukraine, a basculé vers le conflit israélo-palestinien. Le régime iranien s’est toujours placé en justicier de la cause palestinienne.
Quand l’Europe et les Nations unies ne font pas ce qu’il faut, cela laisse la porte ouverte à des dictateurs pour se positionner en défenseurs des droits humains ! Et depuis l’attaque israélienne, le régime, à l’intérieur, a accentué la répression, avec d’immenses vagues de refoulement des réfugiés afghans, et beaucoup d’exécutions et des condamnations à mort, dont celle de certaines femmes prisonnières politiques, comme Sharifeh Mohammadi, dont la condamnation à mort vient d’être confirmée par la Cour suprême.
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