Droits des étrangers : une justice de plus en plus expéditive

Sous la pression des chiffres, le traitement des dossiers d’étrangers par la justice administrative se dégrade. Ce qui était urgent il y a quelques années ne l’est plus. Des vies basculent. Sous couvert d’anonymat, six magistrats administratifs ont accepté de nous parler. Récit d’un délitement.

Pauline Migevant  • 15 octobre 2025 abonné·es
Droits des étrangers : une justice de plus en plus expéditive
Rassemblement de soutien au collectif des Jeunes du parc de Belleville, le 10 decembre 2024.
© Xose Bouzas / Hans Lucas / AFP

Pour qualifier l’état des dossiers d’étrangers qui défilent sur son bureau, Gaspard* ne trouve pas d’autre qualificatif que « kafkaïen ». Ces trois derniers jours, ce juge des référés a été saisi en urgence par une dizaine de personnes ayant demandé un renouvellement de titre de séjour « avec des bons dossiers et dans les bons délais ». La préfecture ne leur a pas donné de récépissé attestant qu’ils ont fait les démarches.

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Les prénoms suivis d’une astérisque ont été modifiés.

« Ils se retrouvent en situation irrégulière. D’un coup, ils perdent tous leurs droits sociaux… Il y a cinq ans, personne ne voyait des situations pareilles, affirme-t-il. Avec la fermeture des guichets, on est devenus les seuls interlocuteurs. On gère un dysfonctionnement généralisé et organisé. » Entre 2020 et 2024, le nombre de décisions en référé rendues par les tribunaux est passé d’environ 31 000 à plus de 56 000. « Cette augmentation est due en immense majorité au contentieux du séjour », précise Gaspard.

« Pour absorber le flux de dossiers étrangers urgents entrants, les magistrats sont incités à recourir au maximum aux ordonnances de tri en considérant que la situation n’est pas urgente », explique Chloé*, une autre magistrate administrative.

Les préfectures font un recours de plus en plus systématique à la notion de menace à l’ordre public pour refuser des titres de séjour.

T. Giraud

« Il y a quelques années, quand la préfecture ne donnait pas de récépissé pour des personnes en renouvellement de titre de séjour et que celles-ci risquaient une OQTF en cas d’arrestation, ça suffisait pour caractériser l’urgence, rappelle Samy Djemaoun, avocat spécialiste en droit des étrangers et d’asile. Aujourd’hui, il faut apporter la preuve qu’elles ont perdu leur travail et parfois démontrer qu’elles n’ont plus de ressources, ne peuvent plus payer leur loyer, etc. La précarité doit être prouvée jusque dans l’intime pour espérer une protection minimale. »

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La difficulté pour accéder au juge administratif ne concerne pas que les référés. « Beaucoup de délais de recours ont été réduits », souligne Stéphanie*, elle aussi magistrate administrative. La principale dégradation est là. Le législateur essaie de restreindre l’accès au juge pour les ressortissants étrangers. » De mémoire de magistrate, l’augmentation exponentielle du contentieux des étrangers a commencé lors de la création des OQTF (2006) et leur multiplication dans les années 2010.

Aujourd’hui, « les préfectures font un recours de plus en plus systématique à la notion de menace à l’ordre public pour refuser des titres de séjour. Cela contribue à une augmentation importante du nombre de dossiers qu’on a devant nous », ajoute Thomas Giraud, magistrat administratif et président du syndicat Justice administrative collective et indépendante (Jaci). En 2024, avec 120 000 affaires, le contentieux des étrangers représentait 43 % des dossiers traités par les tribunaux administratifs (TA), d’après le rapport annuel du Conseil d’État. Soit 28 % de plus qu’en 2019.

Pondération des dossiers d’étrangers

C’est la norme dite « Braibant », établie dans les années 1960, qui fixe la charge de travail des magistrats dans les tribunaux administratifs, à raison d’un dossier par jour de préparation et 8 dossiers par audience. Il y a dans la juridiction administrative une pondération des dossiers des étrangers – qui existe aussi pour le droit social – par rapport aux dossiers « normaux », c’est-à-dire que les magistrats doivent consacrer aux dossiers d’étrangers la moitié du temps qu’ils consacrent aux autres dossiers. 

C’est une sorte de non-dit et en même temps tout le monde le sait : un dossier d’étranger, c’est 0,5.

« C’est une sorte de non-dit et en même temps tout le monde le sait : un dossier d’étranger, c’est 0,5 », expliquent différents magistrats. Cette norme n’est écrite nulle part. On en trouve la trace dans un rapport de la Cour des comptes de 2018. « Certaines juridictions qui traitent des flux importants de requêtes » en droit des étrangers « auront ainsi tendance à compter pour un dossier “ordinaire” le traitement de deux, voire trois dossiers de refus de titre de séjour et d’OQTF », lit-on dans le rapport.

« Les chefs de juridiction tentent de réduire à tout prix le nombre de dossiers en stock pour répondre aux objectifs assignés par le Conseil d’État », explique Thomas Giraud. À Nantes, où il exerce, les dossiers de naturalisation ne valent plus qu’un dossier sur trois, les OQTF, un sur deux. « La gestion statistique des stocks repose sur l’idée que les dossiers des étrangers sont faciles, qu’ils se ressemblent tous », poursuit-il. Dans les tribunaux, le droit des étrangers, pourtant régulièrement soumis à des réformes, est considéré comme un contentieux facile, posant peu de questions juridiques. « Mais plus on passe de temps sur un dossier, plus les questions juridiques apparaissent », estiment de nombreux magistrats.

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Ils évoquent aussi des requêtes de plus en plus fournies. « Comme dans certaines préfectures plus aucun dossier n’est traité dans les temps, et que même pour les personnes en France depuis trente ans les pièces à produire sont plus nombreuses, les dossiers sont plus lourds. Avec un risque réel pour les requérants de tomber dans l’irrégularité à cause de la lenteur administrative », explique Nicolas De Sa-Pallix, avocat en droit des étrangers.

« Sortir du dossier »

« Ce qui est valorisé pour les magistrats, c’est de sortir du dossier. On ne va pas objectiver la qualité des décisions qu’ils rendent », témoigne Gaspard. En 2011, une réforme, alors fustigée par les syndicats de magistrats, a permis au rapporteur public de se dispenser de conclusions sur certains dossiers. « Cette possibilité de dispense a été dévoyée », estime Clara*, rapporteure publique. « Désormais, il est attendu qu’on se dispense automatiquement sur les dossiers d’étrangers. »

On m’a déjà dit de ne pas regarder les pièces apportées par une personne étrangère pour appuyer son dossier.

Clara

Les rapporteurs sont tout de même censés participer oralement aux débats préalables à l’audience et assister à cette dernière. « Certains présidents de chambre, qui ont une autorité fonctionnelle sur nous, nous disent de ne pas venir à l’audience si on se dispense », ajoute Clara. « On m’a même déjà dit de ne pas regarder les pièces apportées par une personne étrangère pour appuyer son dossier », ajoute-t-elle, dénonçant une « grave dérive ».

Pour Patricia*, une autre magistrate administrative, les dispenses de rapporteur public, « dont les conclusions pouvaient être un point de départ de discussion à l’oral, font que les audiences ne servent plus à grand-chose. Les avocats ont l’impression de plaider dans le vide ». Sur ses six derniers dossiers en droit des étrangers, seul un avocat est venu à l’audience. « Ça raccourcit les audiences mais on perd en termes de qualité des échanges. »

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L’évolution qui l’inquiète en particulier est la « multiplication des procédures à juge unique ». C’est le cas notamment pour les transferts en procédure Dublin. Quand les empreintes digitales des demandeurs d’asile révèlent qu’ils sont arrivés par un autre pays de l’espace Schengen, les autorités édictent un arrêté de transfert vers cet État, qui peut être contesté devant le juge administratif. « C’est une procédure en quinze jours, et sans rapporteur public », explique Patricia. Pour la magistrate, ces procédures présentent un « risque d’erreur ou d’oubli. On a aucun filet de sécurité car on est seul ».

C’est toujours nous qui devons tout prouver, notamment pour la menace à l’ordre public.

R. Sangue

Avec des argumentations lacunaires du côté des préfectures. Dans la juridiction de Patricia, « les préfectures ne se déplacent plus à l’audience pour défendre leurs dossiers, alors que ça pourrait être l’occasion de clarifier certains points ». Chloé ajoute : « On admet plus en contentieux des étrangers que dans d’autres matières que le préfet n’apporte en défense qu’une argumentation expéditive, voire inexistante, aux arguments des requérants étrangers. Parfois il ne joint qu’une liste de pièces, sans aucune explication. »

Roman Sangue, avocat en droit des étrangers, le confirme : « C’est toujours nous qui devons tout prouver, notamment pour la menace à l’ordre public. C’est normalement l’administration qui doit prouver ce qu’elle allègue. » Comme d’autres de ses confrères, l’avocat a parfois l’impression « que certains magistrats ne lisent pas les requêtes » ou « veulent sauver la préfecture ».

Un sursaut

Patricia se rassure en voyant « l’engagement des nouvelles générations de magistrats pour défendre l’idée qu’on est les remparts de l’État de droit ». Une partie de ceux interrogés par Politis expliquent prendre sur leur temps personnel pour ne pas rendre une justice expéditive, parfois jusqu’au burn-out. « Mais même comme ça, il y a des dossiers sur lesquels on doit passer vite et accepter de prendre des risques sur la qualité des décisions », explique Gaspard.

Le problème, poursuit-il, c’est que « ce sont des choix individuels. Des collègues choisissent d’emblée de ne pas consacrer beaucoup de temps à certains dossiers. » Sollicité au sujet de la pression statistique, le Conseil d’État n’a pas répondu à nos questions.

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Chloé rapporte le discours de « certains gestionnaires ou magistrats qui soulignent le fait que les tribunaux administratifs rendent la justice “en première instance seulement”. L’air de dire : si les parties veulent une analyse approfondie de leur situation, ils peuvent toujours faire appel. Sauf que, le plus souvent, les jugements des tribunaux administratifs ne sont pas contestés, sont donc définitifs, ce pour quoi on nous félicite par ailleurs. » D’après le rapport annuel du Conseil d’État, seuls 14,3 % des dossiers jugés en instance sont examinés par une cour d’appel.

Affirmer l’égalité de tous, notamment des étrangers, devant la loi, tout en défendant les conditions de travail des juges.

T. Giraud

Dans les tribunaux administratifs, la situation n’est pas près de s’améliorer. Si tous les magistrats ont des dossiers d’étrangers, « face au flux croissant de requêtes, il y a de plus en plus de chambres spécialisées qui ne font que du droit des étrangers », s’inquiète une magistrate. « Cela conduit à une justice de plus en plus expéditive », souffle Chloé. « Plus on a de dossiers, plus c’est dur de résister au sentiment de déjà-vu et de garder la fraîcheur nécessaire à l’examen du dossier », poursuit Patricia.

C’est après la loi asile et immigration de 2024 que le Jaci, nouveau syndicat de juges administratifs, a vu le jour. « Notre ambition, affirme Thomas Giraud, son président, est de sortir de la logique gestionnaire et d’affirmer l’égalité de tous, notamment des étrangers, devant la loi, tout en défendant les conditions de travail des juges. » De quoi espérer, peut-être, enrayer la dynamique à l’œuvre.

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