Famille de Nahel : « On nous regarde de loin, à travers des clichés »
Nahel Merzouk, 17 ans, a été tué le 27 juin 2023 à Nanterre du tir à bout portant d’un policier lors d’un refus d’obtempérer. Maissan, cousine de Nahel ; Atifa, sa tante ; Amir, son cousin ; et Fatiha, du collectif Justice pour Nahel, livrent un témoignage intime. La famille revient sur son combat pour la justice et ses blessures toujours ouvertes.
dans l’hebdo N° 1885 Acheter ce numéro

© Maxime Sirvins
Il y a vingt ans, Zyed Benna et Bouna Traoré sont morts en tentant d’échapper à un contrôle
de police. Il y a deux ans, c’est Nahel qui a été tué par un policier. Avez-vous le sentiment que les choses ont changé ou que l’histoire se répète ?
Atifa : Il n’y a eu aucun changement. Il y a eu beaucoup de victimes depuis, et mon neveu en est un triste exemple, avec une mort tragique. À l’époque de Zyed et Bouna, j’étais encore jeune. Leur histoire m’avait marquée. Mais jamais je n’aurais imaginé que, près de vingt ans plus tard, ce serait ma propre famille qui vivrait une telle tragédie. Aujourd’hui encore, je me mets toujours à la place de la famille de ces victimes, et c’est affreux.
Maissan : J’ai vraiment le sentiment que l’histoire se répète. Rien n’a changé, ni dans les mentalités ni dans les pratiques policières. Je me souviens que, toute jeune, j’avais entendu parler de Zyed et Bouna. C’est en écoutant une chanson de rap que j’ai découvert leur histoire. J’étais gamine, j’avais encore un petit MP3 à piles… Et jamais je n’aurais cru qu’un jour cette musique résonnerait autant en moi, parce que ça nous arriverait à nous aussi.
Qu’avez-vous ressenti quand les révoltes ont éclaté ? Comment avez-vous compris ces émeutes ?
Maissan : À Nanterre, les émeutes ont commencé très tôt, vers 14 heures le jour même. Nous, on avait appris la mort de Nahel à 9 heures du matin. Quelques heures plus tard, ça avait déjà explosé au quartier du Vieux-Pont. J’ai vu des vidéos sur Twitter [devenu X, N.D.L.R.], c’était le chaos. Au début, on pensait que c’était juste quelques tensions, mais ça a dégénéré très vite. Pour moi, à un moment, ça n’avait plus rien à voir avec la justice pour Nahel. C’est comme si certains profitaient de la situation pour piller… Des actes, selon moi, qui n’avaient rien à voir avec Nahel.
Pour ces jeunes, la violence était devenue le seul moyen de se faire entendre.
Maïssan
Atifa : Ce matin-là, alors que je dormais, mon fils est venu me réveiller et m’a dit : “Maman, regarde la télé, ils ont tué Nahel !” Plus tard, en entendant à la télé les gens parler mal de lui, j’étais révoltée. On voit bien que mon neveu s’est pris une balle dans le cœur. Comment peut-on justifier ça ? La cause des émeutes, c’est le policier qui a tiré sur mon neveu. C’est Florian M., pas nous.
Maissan : On n’est pas sortis pour participer aux émeutes. On pleurait notre mort. On était en train de vivre un deuil. Alors je ne comprends pas pourquoi on a qualifié la famille de voyous. Ceux qui sont descendus dans la rue, c’étaient des jeunes du quartier. Des amis de Nahel. À Nanterre, tout le monde se connaît, les gens l’avaient vu grandir. Ils connaissaient son histoire, élevé seul par sa maman. Leur colère venait aussi d’une peur personnelle : beaucoup se sont dit “ça aurait pu être moi dans cette voiture”. C’est un ras-le-bol général. On parle d’un refus d’obtempérer, mais la voiture était à l’arrêt. Ça ne justifie pas un tir, ça ne justifie pas de tuer ! Il y avait un sentiment d’injustice énorme. Pour ces jeunes, la violence était devenue le seul moyen de se faire entendre.
La scène, filmée, de la mort de Nahel a contredit la version policière initiale. Le brigadier Florian M. a été mis en examen pour homicide volontaire. Après cinq mois de détention provisoire, il a été libéré sous contrôle judiciaire. L’instruction a été clôturée le 3 juin 2025. Les juges ont écarté la légitime défense et ordonné son renvoi devant la Cour d’assises. Florian M. a fait appel de son renvoi. L’audience devant la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Versailles, initialement prévue à l’automne, a été reportée au 4 décembre 2025. À ce jour, la date du procès n’a pas encore été fixée.
Les politiques ont très vite parlé de « rétablir l’ordre ». Qu’avez-vous pensé de la réponse sécuritaire et politique à la suite des révoltes ?
Maissan : D’un côté, il y a eu du monde. C’est parti loin. Il y aurait dû avoir un encadrement. Mais ce que les politiques n’ont pas compris, c’est pourquoi ces jeunes sont descendus dans la rue. J’ai parlé avec plusieurs d’entre eux. Ils disaient : “Si on ne casse pas tout maintenant, demain [les policiers] reviendront et tueront un autre jeune, et il ne se passera rien.” Et puis il ne faut pas oublier qu’il y a eu deux morts et des blessés pendant les émeutes, à cause des forces de l’ordre. On parle rarement d’eux. Je pense à Hedi, par exemple, qui a perdu une partie de son crâne.
Atifa : On adresse une pensée sincère à toutes les familles de victimes et à ceux qui ont été blessés pendant ces événements. On les soutient de tout cœur.
Comment avez-vous vécu la manière dont les institutions et les médias ont traité l’affaire ? Y a-t-il un moment, une interview ou une réaction qui vous a particulièrement marqué·es ou touché·es ?
Maissan : Dès le départ, il y a eu une grosse récupération politique. Nous, on ne s’est pas exposés. On était en deuil. Pour être honnête, je ne m’attendais pas à mieux des médias. Malgré tout, c’est très dur d’entendre ce qui se dit en continu sans pouvoir répondre. Certains ont parlé de son casier judiciaire, alors qu’il n’avait aucune condamnation, il n’était jamais passé en jugement. Ils ont même parlé de ses notes à l’école. Nahel a toujours été un bon élève, c’est seulement la dernière année qu’il s’est relâché. J’ai trouvé ça violent. Des inconnus se permettent de parler de ton propre sang à la télé.
Il y a un moment qui m’a profondément marquée. C’était sur un plateau télé, quand Yann Bastière [officier de police judiciaire, délégué national investigation du syndicat Un1té, N.D.L.R.] a dit, après la mort de Nahel, que deux vies avaient basculé. Il parlait du policier… Mais nous, notre Nahel est mort. Sa vie à lui s’est arrêtée. À la télé, au moment de la libération du policier, un homme a dit être soulagé parce qu’il allait pouvoir passer les fêtes de fin d’année avec son fils. Nahel, lui, ne rentrera plus jamais à la maison. Il n’y aura plus jamais de fêtes avec lui.
Je voyais des gens dire n’importe quoi et je ne pouvais rien répondre.
Amir
Amir : [Amir est atteint d’un handicap. La mort de son cousin, dont il était très proche, a aggravé ses troubles du cerveau et du système nerveux, N.D.L.R.] Ce qui m’a fait le plus de mal, c’est de voir la vidéo de mon cousin tourner sur TikTok. Le lendemain, j’ai à peine dormi. J’ai rêvé que c’était moi dans la voiture, que c’était sur moi qu’on tirait. Je voyais des gens dire n’importe quoi et je ne pouvais rien répondre. La veille de sa mort, il m’avait promis qu’on irait manger ensemble. Je pense à lui tous les jours. Il sera toujours dans mon cœur.
Atifa : Ma sœur, la maman de Nahel, n’a reçu aucun appel officiel. Aucun mot de condoléances, aucun geste, sauf de la part de quelques députés, c’est tout. Pourtant, j’ai parlé avec certains policiers qui étaient sincèrement attristés par ce que leur collègue avait fait. Mais ils ne le diront jamais publiquement. Ce qui m’a aussi beaucoup marquée, c’est de revoir en boucle la vidéo, cette fameuse voiture jaune. Encore aujourd’hui, quand je vois une voiture de cette couleur, ça me fait un choc, je pense directement à lui. Ce qui m’a profondément choquée aussi, c’est la manière dont Nahel a été déshumanisé. On a voulu effacer le fait que c’était un enfant. Il est devenu un « monstre ». C’était une vraie stratégie de criminalisation.
Le parquet de Nanterre a requis un procès pour meurtre contre le policier, estimant que son tir ne relevait ni de la légitime défense ni du cadre légal d’usage des armes. Malgré cela, il a été réintégré dans ses fonctions et muté dans une autre région, qu’est-ce que ça signifie pour vous ?
Maissan : C’est du foutage de gueule. Il tue un petit Arabe, il gagne 1,6 million avec une cagnotte, et il est envoyé dans la région où il rêvait d’être… Mais c’est quoi, ce pays ? Il y a eu des pressions de plusieurs syndicats de police pour obtenir sa libération. C’est pour ça qu’il n’a fait que cinq mois. Et depuis il est libre. Et cette cagnotte, c’est la cagnotte de la honte. Ça veut dire quoi ? Tu tues un jeune Arabe et tu es récompensé ? Tu gagnes de l’argent, tu restes libre, tu es affecté là où tu veux. Quelle image ça renvoie aux autres policiers ? On est en train de légitimer un tir mortel.
En France, on ne touche pas à un policier. C’est ça, la réalité.
Atifa
Atifa : En France, on ne touche pas à un policier. C’est ça, la réalité. Il faudrait qu’avec la mort de Nahel on commence enfin à juger les policiers comme des citoyens comme les autres. Bien sûr qu’on a besoin de la police pour maintenir l’ordre, personne ne dit le contraire. Mais dans ce cas-là, il y a eu un mort. Et malgré tout, il y a des gens pour le défendre. Pourquoi ?
Comment vivez-vous le fait que, depuis plusieurs années, une partie de la société semble épouser les idées proches de l’extrême droite ? Que ressentez-vous quand des responsables politiques parlent des jeunes comme de potentiels délinquants, renforçant ainsi le profilage racial ?
Fatiha : Ça fait dix ou quinze ans que je vois que le combat est malmené, souvent récupéré. Il y a trop peu d’unité. Et, avec le recul, je trouve que notre camp – celui des familles, des militants pour la justice et les droits dans les quartiers populaires – est trop divisé. Pendant ce temps-là, en face, ceux qui défendent les policiers coûte que coûte, ceux qui reprennent les discours d’extrême droite, eux, sont bien organisés. On l’a vu avec l’affaire Nahel : leur discours était clair, sans nuances. C’est nous, les familles, les soutiens, qui devons trouver de la rage, de la force. Mais je le vois, elles sont souvent épuisées, mentalement à bout. J’ai accompagné beaucoup de proches dans d’autres affaires, c’est toujours pareil : solitude, pression, et un État qui ne protège pas.
Maissan : C’est exactement ce climat qui a rendu possible le drame de Nahel. Derrière chaque mot de mépris, chaque généralisation, il y a des vies détruites, des familles brisées. Et ce qui me blesse le plus, c’est de voir que beaucoup de gens finissent par banaliser tout ça, comme si c’était normal. Je crois qu’il faut continuer à parler, à témoigner, à montrer qui nous sommes vraiment. Parce que tant qu’on ne racontera pas nos histoires, d’autres le feront à notre place, en les déformant. Quand j’entends certains ministres ou élus parler des jeunes des quartiers comme de potentiels délinquants, je me dis qu’ils oublient qu’ils parlent de nos enfants, de nos frères, de nos sœurs. Ces mots, répétés encore et encore, finissent par légitimer le regard méfiant, les contrôles abusifs, les violences policières.
L’absence de politiques publiques à la hauteur, pour nous, c’est une forme de mépris institutionnalisé.
Maïssan
Après tant de mobilisations, de révoltes venues des quartiers populaires, souvent à la suite de drames comme celui de Nahel, comment expliquez-vous l’absence persistante de politiques publiques à la hauteur ?
Maissan : Il y a un réel abandon des quartiers populaires, des familles de victimes. Pour moi, tout ce que font les politiques, c’est de l’affichage. Ils ont d’autres priorités. Et puis il faut parler du fond : il y a un vrai problème avec la police. La formation, les droits, l’usage des armes. Tout. On en est là aujourd’hui : un enfant de 17 ans peut se faire tirer dessus, et on cherche des excuses au tireur.
L’absence de politiques publiques à la hauteur, pour nous, c’est une forme de mépris institutionnalisé. On nous regarde de loin, à travers des clichés, sans jamais vraiment venir comprendre nos réalités. Tant que ceux qui décident ne verront pas les habitants des quartiers comme des citoyens à part entière, avec des droits et une dignité, on continuera à vivre ce sentiment d’abandon.
Nahel n’est pas un cas isolé, c’est le résultat d’un système qui, depuis des années, ferme les yeux sur les violences policières, sur les inégalités, sur le racisme. Quand un jeune de 17 ans meurt de cette façon, et que les choses continuent comme si de rien n’était, c’est qu’il y a quelque chose de profondément brisé dans notre société. Alors oui, je pense qu’il y a du mépris, mais surtout un manque de courage politique. Reconnaître l’injustice, c’est aussi reconnaître la responsabilité de l’État. Peu de dirigeants sont prêts à le faire.
Y a-t-il quelque chose que vous auriez voulu dire, mais que vous n’avez jamais eu l’occasion d’exprimer ?
Maissan : Je veux que les gens sachent qu’on ne lâchera rien. On se battra jusqu’au bout pour la mémoire de Nahel, pour l’honneur de notre famille. On espère que justice sera faite. Surtout, les gens ne se rendent pas compte des conséquences. Après la mort de Nahel, il y a eu des répercussions terribles dans notre famille. Ils ne savent pas comment on s’est déchirés, tout ce qu’on a vécu : des mariages qui ont failli exploser, des dépressions, des problèmes de santé… Même les enfants en gardent des séquelles. Mon fils, qui avait 8 ans à l’époque, me serre très fort la main dès qu’il voit la police. Il a peur.
Aussi, à propos de ma tante, la maman de Nahel, les gens la voient souriante, bien habillée, alors ils se disent : « Elle va bien. » Mais non. À l’intérieur, elle ne vit plus. Elle a perdu son fils. Vous imaginez ? Elle a déménagé. Et elle a demandé une chambre rien que pour lui, pour refaire « la chambre de Nahel ». Vous voyez ce que ça veut dire ? Une maman qui prépare une chambre pour un enfant qui n’est plus là… C’est là qu’elle dépose sa douleur.
Atifa : Ce que je veux dire, simplement, c’est que Nahel nous manque. Rien ne comblera ce vide.
Pour aller plus loin…

Aux municipales, comment gauche et quartiers populaires ferraillent pour exister

Zyed et Bouna, 20 ans après

À Paris, un conducteur percute deux personnes lors d’une manifestation de sans-papiers
