Roger Martelli : « La gauche doit renouer avec la hardiesse de l’espérance »
Spécialiste du mouvement ouvrier français et du communisme, l’historien est un fin connaisseur des divisions qui lacèrent les gauches françaises. Il s’émeut du rejet ostracisant qui les frappe aujourd’hui, notamment leur aile la plus radicale, et propose des voies alternatives pour reprendre l’initiative et retrouver l’espoir. Et contrer l’extrême droite.
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© Lily Chavance
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Qui a peur du grand méchant woke ? L’extrême droite, la gauche et la République : le grand retournement Diabolisation : de quoi la gauche est-elle accusée ? Extrême droite : « Les médias amplifient des peurs irrationnelles »Historien, longtemps membre du PCF (qu’il a quitté en 2010 après s’être longuement engagé au sein des Refondateurs, critiques de la direction dès les années 1980), Roger Martelli est président de l’association des Ami·es de la Commune de Paris 1871, ancien coprésident de la Fondation Copernic et codirecteur de la rédaction du magazine Regards. Il est spécialiste de l’histoire du mouvement communiste, en particulier français, dont ses nombreux ouvrages ont renouvelé l’historiographie.
Comment analysez-vous cet étrange renversement qui voit aujourd’hui une bonne partie de la gauche, et en premier lieu La France insoumise (LFI), être quasiment ostracisée, en tout cas fortement dénigrée, avec cet argument qu’elle serait en dehors de l’« arc républicain » quand le Rassemblement national (RN), lui, appartiendrait désormais à celui-ci ?
J’ai pour ma part de sérieux doutes sur la conception de la radicalité qui est au cœur de la stratégie de La France insoumise. Et, pour tout dire, je n’apprécie guère la logique du « clash » ou du clivage à gauche qu’affectionnent Jean-Luc Mélenchon et ses proches. En règle générale, je redoute la guerre des gauches et je n’aime pas la propension insoumise à cultiver les différences à gauche, au risque de délégitimer en pratique toute possibilité d’alliance.
Mais je suis révolté par les attaques brutales dont LFI est aujourd’hui la cible. Je suis inquiet de la manière dont procède la droite à son égard et je redoute les effets politiques globaux que cela induit. Nous sommes face à une stratégie politique qui a pour but d’installer dans les esprits ce que j’appellerai ici des pseudo-évidences. C’est d’abord le thème commode et rebattu de « la lutte contre les extrêmes ». Il a pour objectif de rassembler ceux qui ne seraient pas aux « extrêmes » et donc les supposés « modérés ».
Cela autorise la confusion au « centre » de la gauche et de la droite. Dans l’histoire – sous la IVe République par exemple –, cette confusion a montré ses effets démobilisateurs. Et, dans les trois dernières décennies, force est de constater qu’elle n’a fait que nourrir la poussée d’extrême droite. On prétend en effet lutter contre les deux extrêmes, on désigne Mélenchon sur la gauche, mais pas Le Pen sur la droite : n’y a-t-il pas plus « extrême » qu’elle, Zemmour et Maréchal par exemple ?
Plutôt le RN que LFI ? Honte à ceux qui le proposent aujourd’hui.
Quant à l’« arc républicain », il n’est qu’un piège. Que des votes de droite et de gauche puissent se mêler dans les urnes, contre l’extrême droite, cela devrait aller de soi. On l’a fait dès 2002, au second tour des élections. Mais de là à en tirer la conséquence qu’il y aurait un « arc républicain », cela revient à confondre ce qui est difficilement conciliable ! Et c’est d’autant plus insupportable qu’en s’en servant pour cibler LFI, on permet d’intégrer le RN dans l’univers républicain !
Dans tous les cas, que l’on dise « lutter contre les extrêmes » ou rassembler un « arc républicain », les conséquences demeurent les mêmes : on divise la gauche, on alimente la stratégie de « dédiabolisation » du RN et on légitime le grand rassemblement des droites contre le présumé péril antirépublicain de « l’extrême gauche ». « Plutôt Hitler que le Front populaire ! », clamait-on à droite dans l’entre-deux-guerres. Plutôt le RN que LFI ? Honte à ceux qui le proposent aujourd’hui.
Outre le caractère injuste de l’exclusion de LFI de l’« arc républicain », la méthode débouche tout droit sur le pire : une « union des droites » qui revient à accepter, dans les actes et dans la pensée, que l’extrême droite donne le ton dans l’ensemble de la droite et aspire ainsi à donner le ton à toute la politique française. Je juge ainsi inconcevable que l’on entérine tranquillement une stratégie de diabolisation de LFI qui ne vise qu’à dédiaboliser le RN.
En tant qu’historien, diriez-vous qu’il s’agit d’une victoire dans la fameuse « bataille culturelle » que certains, à l’extrême droite, avaient théorisée et appelé à mener à partir des années 1970 ? Comment cela a-t-il été possible ?
Beaucoup de choses l’ont permis. En premier lieu, l’extrême droite a mené une bataille idéologique qui a commencé dès les années 1970, par exemple autour des questions d’identité, légitimant sur le fond la formule populaire du « on n’est plus chez nous ». C’est une sorte de réussite hégémonique, idéologiquement et intellectuellement. Mais c’est aussi le signe de la perte de repères au sein d’une droite qui, peu à peu, a oublié que, si elle s’était remise « en selle » après ses compromissions avec le vichysme et la collaboration, elle n’avait pu le faire que sur la base d’une franche reconnaissance de la République, de l’État providence, de l’État de droit.
C’est l’enlisement social-libéral du parti dominant à gauche – le Parti socialiste – qui a nourri le désarroi à gauche
Elle a progressivement oublié tout cela et, surtout à partir de 1981, elle s’est tournée de nouveau vers ses mauvais démons, libéraux et autoritaires. Sur ce point, Sarkozy et son « libéral-populisme » de 2007 ont fait beaucoup de mal. Mais il faut aussi inclure ce qui s’est passé du côté de la gauche. Celle-ci, du moins dans sa variante majoritaire, s’est noyée petit à petit, entre 1983 et 2012, dans ce que l’on a appelé le « social-libéralisme ».
Et pendant longtemps, affaiblie par le déclin du Parti communiste (PC), la gauche de gauche a eu bien du mal à redresser la tête. Elle l’a fait avec l’expérience des collectifs antilibéraux, du Front de gauche, puis de la Nupes et enfin du Nouveau Front populaire. Mais force est de constater que la gauche politique est encore loin du compte, surtout divisée. Tout cela libère la voie pour toutes les confusions, toutes les turpitudes et, à l’arrivée, toutes les catastrophes démocratiques.
Avec une gauche toujours aussi divisée, à l’arrivée
En effet. On a évoqué l’ostracisation scandaleuse de La France insoumise. Mais on aurait tort de négliger la propension plus générale à accepter l’idée qu’une frontière infranchissable sépare deux gauches « irréconciliables ». Certes, on ne peut pas oublier que c’est l’enlisement social-libéral du parti dominant à gauche – le Parti socialiste – qui a nourri le désarroi à gauche, et non pas l’engagement de LFI. Et que cela plaise ou non, on ne doit pas oublier que cet engagement insoumis a permis, avec d’autres forces à gauche, de remettre la gauche sur de bons rails.
Cela dit, l’affadissement réel d’une grande part de la gauche, notamment entre 2007 et 2017, de Ségolène Royal au « hollandisme », n’est pas une raison pour considérer que LFI a le droit à son tour d’ostraciser ceux qu’elle est trop tentée de rejeter à l’extérieur de la gauche, quand bien même les raisons qu’elle invoque sont recevables, en totalité ou en partie. Car on est aujourd’hui face à une vieille question, toujours décisive à l’intérieur de la gauche : si celle-ci est diverse, elle ne peut parvenir à changer les choses, partiellement ou de façon plus radicale, que si elle nourrit des dynamiques majoritaires, donc si elle est elle-même capable de se rassembler.
Si la gauche est diverse, elle ne peut parvenir à changer les choses (…) que si elle nourrit des dynamiques majoritaires.
La gauche est diverse, elle est même polarisée : il y a d’un côté ceux qui pensent que, pour faire progresser l’égalité, il faut s’immerger dans les logiques dominantes pour essayer de les infléchir ; de l’autre, ceux qui considèrent que, puisque les logiques sont inégalitaires, il faut rompre avec elles, les dépasser, pour que l’égalité soit au cœur de la vie sociale et non pas à sa marge. Ce sont là deux pôles, mais certainement pas deux gauches irréconciliables, séparées par je ne sais quel mur. J’aurais même tendance à penser que chacune de ces manières a son utilité fonctionnelle.
S’il n’y avait pas une gauche de gauche assez forte, la gauche d’accompagnement s’enliserait toujours dans les compromissions. Je dis compromissions et non pas compromis. Mais d’un autre côté, s’il n’y avait pas de force de rappel – j’allais presque dire celle d’un certain réalisme –, le pôle de l’alternative pourrait très bien se laisser aller aux facilités de la surenchère permanente. Les deux affirmations valent pour moi à parts égales.
Et c’est là que se pose la question du moment : qui, à gauche, donne le ton ? La gauche d’adaptation, ou la gauche de dépassement, de rupture ?
C’est important. Je plaide pour ma part pour que ce soit une gauche bien à gauche, sensible à la nécessité de rompre avec les logiques d’aliénation, qui donne le ton. Mais on ne peut pas oublier à quelle époque nous sommes. Quand Marchais et Mitterrand s’affrontaient avec rudesse, entre 1977 et 1981, cela pouvait influer sur la dynamique de toute la gauche, mais dans une période où la gauche et la droite étaient deux forces relativement équilibrées. Dans une période aussi où la droite pouvait être qualifiée de républicaine dans sa majorité, où elle n’avait pas oublié ses racines, gaullistes par exemple.
Mais aujourd’hui, on se trouve dans une situation où la gauche est au-dessous du tiers des suffrages exprimés et où la droite est archi-dominée par son pôle extrême. Si on oublie cela, si on considère que les clivages à l’intérieur de la gauche sont plus importants que ce qui peut la rassembler face au danger de l’extrême droite, on risque de se retrouver dans une situation où, du fait de la division, on laisserait la porte ouverte à un débat dont l’issue se jouerait au sein de la seule droite, avec la possibilité concrète de tomber du mauvais côté.
La gauche doit être bien à gauche, en assumant ses valeurs, en ne craignant pas d’être stigmatisée pour elles.
Faute d’union, finirait-on par devoir choisir entre l’extrême droite et une droite qui a déjà fait du chemin dans sa direction ? Comment ne pas avoir cela en tête aujourd’hui ? Mais il faut aussi tirer les leçons des événements passés, où chaque fois que la gauche a tourné le dos à ses valeurs, elle a en fait nourri le ressentiment, la désespérance, et donc rendu possible la dérive d’une partie du peuple sociologique de la gauche vers l’abstention, puis vers l’extrême droite.
La gauche doit être bien à gauche, en assumant ses valeurs, en ne craignant pas d’être stigmatisée pour elles. Elle doit prendre la mesure du mécontentement et de la colère, mais en même temps du besoin populaire d’être rassuré. La France est un pays qui a l’habitude de la lutte des classes, du conflit, mais qui n’est pas voué à la guerre civile. À charge pour une gauche rassembleuse et rassemblée de lutter à la fois contre les marécages des faux consensus et contre la culture de guerre civile !
La gauche, pour contrer les entreprises de dénigrement et d’ostracisme à son encontre, ne devrait-elle pas mettre en valeur des propositions « pour » certaines réformes, plutôt que de réagir avec des mesures « anti », toujours ou presque sur la défensive ?
Je crois que c’est fondamental. Incontestablement, la politique vire à droite, avec toutes les conséquences que l’on a évoquées, de la méfiance à l’égard de la gauche en général jusqu’à l’ostracisme dont est la cible LFI. Ce qui ne veut pas dire que toute la société vire à droite. La combativité sociale est toujours là. La gauche est parfois sidérée par ce qui se passe, mais elle n’a pas disparu. S’il y a déséquilibre préoccupant entre la gauche et une droite radicalisée, c’est pour une large part parce que la gauche n’a pas fini de payer le prix de ses échecs, de ses reniements ou de son étroitesse de vue. Et aujourd’hui, plus que jamais, il nous faut dépasser cela.
La doit travailler sur ce qui donne du courage, sur des perspectives ouvertes.
À cette fin, il ne faut pas croire qu’il suffit d’attiser toujours plus la colère. Elle est déjà là, immense. La question cruciale est plutôt de tout faire pour que la colère ne devienne pas du ressentiment. Or ce qui le produit, c’est d’abord la fin de l’espérance. Si la gauche veut donc que la colère aille dans la bonne direction, elle doit travailler sur ce qui donne du courage, sur des perspectives ouvertes et donc sur un projet. Être « anti » ne suffit pas : il faut « être pour » mais pas seulement sous forme d’affirmations péremptoires et de slogans. Le « pour » devrait être de l’ordre d’une perspective humaine de long souffle, d’un grand récit ouvrant la voie de l’émancipation.
Si la gauche occupe ce terrain, elle ne manquera pas, dans la société telle qu’elle est, d’éléments pour que s’opère le sursaut nécessaire. Et que n’apparaisse pas comme une inéluctabilité ce qu’on est en train de vivre, c’est-à-dire cette montée de l’extrême droite qu’on a l’impression de ne plus savoir empêcher. Pour cela, il faut avoir la hardiesse de l’espérance.
Selon un sondage publié par Politis, le front républicain s’effrite, y compris à gauche. Est-ce une victoire de la dédiabolisation du RN ?
Un sondage isolé ne préjuge pas de l’état de l’opinion. Mais celui-là est hélas cohérent avec beaucoup d’autres. Dans une société où dominent l’inquiétude et la colère, l’extrême droite fait moins peur, ses idées ruissellent dans les consciences et beaucoup se disent qu’on peut tenter l’expérience pour que les choses aillent mieux. Par conséquent, le réflexe anti-RN fonctionne moins. Une partie de la droite a glissé idéologiquement de son côté.
Et si une majorité des gens de gauche continue d’être prête à faire barrage au RN, une part non négligeable (entre un quart et un tiers) jure que, cette fois, on ne les y reprendra plus, comme en 2002, 2012 et 2017-2022. On en est là pour le moment. Mais on peut continuer à convaincre à gauche que la victoire du RN n’est pas seulement une dégradation, mais une rupture dans l’histoire démocratique. Et on peut mobiliser les hésitants, les découragés, ceux qui n’y croient plus. Non pas tant en haussant le ton critique qu’en travaillant à ranimer l’espérance.
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L’extrême droite, la gauche et la République : le grand retournement
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