Sophie Béroud : « 1995 est le dernier mouvement social avec manifestations massives et grèves reconductibles »
Des millions de personnes dans les rues, un pays bloqué pendant plusieurs semaines, par des grèves massives et reconductibles : 1995 a été historique par plusieurs aspects. Trente ans après, la politiste et spécialiste du syndicalisme retrace ce qui a permis cette mobilisation et ses conséquences.
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Mouvement social de 1995 : la naissance d’une nouvelle génération politique 1995, l’année où le syndicalisme s’est réinventé Les grèves de 1995 en images 1995 : une révolte fondatriceSophie Béroud est professeure de science politique à l’université Lumière Lyon-II, spécialisée dans l’étude du syndicalisme, notamment français, de son évolution dans le temps, ainsi que des luttes sociales et de ses répertoires d’action, comme la grève. Elle a coécrit En luttes ! Les possibles d’un syndicalisme de contestation (Raisons d’agir, 2021) avec Martin Thibault.
Ce mois de novembre 2025 marque les 30 ans de la forte mobilisation de 1995. Que faut-il retenir de ce mouvement social aujourd’hui ?
Il y a plusieurs choses. Tout d’abord, ce mouvement a créé une première brèche dans le déferlement des politiques néolibérales en France. Dans les années 1980, on observe la conversion des socialistes au credo néolibéral avec la mise en place d’une politique de rigueur tournée vers la dérégulation des marchés, et la privatisation des entreprises publiques. Le mouvement de 1995 marque un point d’arrêt avec cette dynamique.
Cette immense mobilisation, qui part de plusieurs secteurs autour de plusieurs enjeux, est la plus grosse mobilisation depuis mai-juin 68. Elle permet l’ouverture d’autres espaces, à la fois en termes de luttes sociales, mais aussi en termes d’espaces de discussions intellectuelles sur les effets et les impacts de ces politiques néolibérales. 1995 a ouvert un autre espace des possibles. L’autre élément qu’on perçoit aujourd’hui, c’est la clôture d’un cycle. Celui de l’articulation entre grèves reconductibles et manifestations de masse au sein de journée interprofessionnelle d’actions.
C’est le dernier mouvement social où cette articulation entre manifestations massives et grèves reconductibles a été observée.
Dans les mouvements sociaux qui ont suivi, il y a toujours eu une difficulté à élargir la grève pour la rendre massive. En 1995, il y a des grèves reconductibles chez les cheminots, bien sûr, mais aussi dans de nombreux autres secteurs. Avec le recul, on ne peut que constater que c’est le dernier mouvement social où cette articulation entre manifestations massives et grèves reconductibles a été observée.
Comment expliquez-vous que les organisations syndicales n’arrivent plus à articuler ces deux modes d’action ?
Cela nous permet de mesurer les bouleversements qu’il y a eus dans le monde du travail et au sein des entreprises depuis trente ans. Un des secteurs en pointe en 1995 était La Poste. Or, depuis, la plupart des centres de tri en centre-ville ont été fermés, ou éloignés des centres-villes. Leur gestion est sous-traitée, ce n’est plus La Poste qui les exploite directement. Cet exemple illustre tout le processus à l’œuvre au sein des entreprises publiques comme privées avec une forte externalisation de la main-d’œuvre, notamment ouvrière.
En 1995, cette main-d’œuvre était présente au sein des grandes entreprises. Depuis, elle a été déplacée dans des TPE et des PME, via la sous-traitance notamment, où le syndicalisme est beaucoup plus faible. Si une mobilisation comme 1995 n’a pas été possible ensuite, c’est notamment du fait de ces profondes transformations de la composition interne des entreprises.
Quels ont été les ressorts de la mobilisation de 1995 ?
Le gouvernement de l’époque a mis sur le tapis plusieurs projets de transformation en même temps. Il y a eu le plan Juppé sur la Sécurité sociale, le contrat plan à la SNCF, et la situation dans les universités. Cela a créé une conjonction et une convergence de colères entre plusieurs secteurs – ce que les gouvernements essaient d’éviter depuis. Aussi, l’arrêt du travail par la grève est venu de la base. Cela a suspendu le rapport de subordination du salariat et a permis des discussions, des rencontres entre différents secteurs qui habituellement ne se côtoyaient pas. Ce phénomène a créé une forme de politisation par le bas.
Cette mobilisation était profondément populaire.
Peut-on parler d’un mouvement social populaire ?
Oui, cette mobilisation était profondément populaire. La paralysie des transports a créé une suspension du temps ordinaire. C’est d’ailleurs à cette époque qu’est née la notion de « grève par procuration » avec un certain nombre de salariés du secteur privé qui ont continué à se rendre à leur travail tout en exprimant un soutien fort au mouvement dans les enquêtes d’opinion. À l’époque, le gouvernement essaie de monter des contre-feux, avec des comités d’usagers, pour dénoncer la grève à la SNCF. Mais les sondages et les manifestations massives, à Paris mais aussi partout sur le territoire, même dans des villes petites et moyennes, démontrent qu’il n’arrive pas à rendre le mouvement impopulaire, au contraire.
D’un point de vue syndical aussi, ce mouvement a été marquant, notamment du fait que la CFDT décide à l’époque de ne pas y participer, soutenant le plan Juppé. Quel a été l’impact de 1995 sur le champ syndical contemporain ?
Indéniablement, 1995 est un moment charnière dans les recompositions syndicales. C’est l’aboutissement du processus de recentrage de la CFDT avec, pour la première fois, une grande centrale qui approuve un plan de réformes mené par un gouvernement de droite. Cela va profondément heurter les composantes plus radicales qui appartiennent encore à la CFDT à l’époque. C’est un moment d’intense tension au sein de la confédération qui va aboutir à la sortie de nombreux militants, notamment avec la création de SUD Rail et de SUD Éducation, mais aussi avec des batailles internes très fortes qui vont durer jusqu’en 2003.
1995, c’est aussi l’émergence de nouveaux acteurs, comme la FSU, et la visibilité dans la lutte des premiers SUD – qui se regrouperont ensuite au sein de l’Union syndicale Solidaires. Enfin, c’est la CGT qui prend une place centrale dans ce mouvement social, ce qui lui permet de connaître une forte dynamique ensuite, après des années de crise liée à la fonte de ses effectifs et à l’effondrement du bloc de l’Est. Cela la replace au centre du champ syndical après le processus douloureux de l’autonomisation vis-à-vis du Parti communiste. Le mouvement de 1995 est l’affirmation de la CGT comme un acteur autonome dans la construction de la contestation sociale.
Les transformations à la fois des entreprises et de la représentation des salariés en leur sein ont activement affaibli le syndicalisme.
Malgré tout, on pouvait s’attendre à la suite de cette mobilisation qu’il y ait deux pôles très clairs : un de contestation sociale, et un autre d’accompagnement des politiques menées. Or, ce n’est pas exactement le cas. La CGT a quand même besoin de garder des liens avec la CFDT, notamment pour intégrer la Confédération européenne des syndicats (CES), à laquelle la CFDT appartient déjà. Donc les liens ne sont pas rompus.
Trente ans plus tard, le syndicalisme, au niveau national, enchaînent les défaites : en 2010 contre la réforme des retraites de François Fillon, en 2016 contre la loi Travail, ou, plus récemment, en 2023 contre la nouvelle réforme des retraites. Pourquoi ?
Le syndicalisme s’est affaibli depuis trente ans. Notamment du fait des transformations structurelles des entreprises et du monde du travail, dont je parlais précédemment. Un autre point central de cet affaiblissement réside dans les modifications de la représentation professionnelle, avec le recentrage des négociations au niveau de l’entreprise, du fait de l’inversion de la hiérarchie des normes et aussi avec la transformation des instances de représentation.
Au milieu des années 1990 et au début des années 2000, les comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) montent en puissance. À France Télécom, la mobilisation du CHSCT permet la dénonciation de ce qui s’y passe avec la succession de suicides au travail. Or, depuis, ces instances ont été cassées. Ces transformations à la fois des entreprises et de la représentation des salariés en leur sein ont activement affaibli le syndicalisme.
Aussi, une des caractéristiques de ces mouvements réside dans le fait que c’est la manifestation qui devient le répertoire d’action contestataire central. Les grèves, même si elles existent dans certains secteurs, ne se multiplient pas sur le territoire. Cela empêche d’atteindre un niveau de rapport de force assez fort pour faire céder les gouvernements qui poursuivent les politiques néolibérales.
Pourquoi, en trente ans, les syndicats n’ont-ils pas réussi à mieux s’implanter dans le secteur privé, notamment au sein des TPE et des PME, alors que dès 1995 la difficulté du secteur privé à se mettre en grève est au cœur des enjeux du mouvement ?
Dès la fin des années 1990, il existe des réflexions, notamment au sein de la CGT, sur comment repenser l’outil syndical dans un contexte de flexibilisation du marché du travail. Comment mieux s’adapter à ces nouvelles formes de salariat, dans le commerce, dans la logistique, etc. Mais celles-ci mettent beaucoup de temps à se transformer en modalités pratiques d’action. Les réflexions sont là, des initiatives sont menées mais pas de manière assez massive pour que les syndicats puissent se déployer largement dans des pans de l’économie où ils n’existent pas ou peu
Peut-être que les syndicats, à un moment, n’ont pas saisi la nécessité d’agir vite pour s’implanter dans ces secteurs. Aux États-Unis, on observe à la même époque que certaines organisations syndicales ont eu une forme de prise de conscience pour investir certains secteurs – notamment des services – et mener des campagnes de syndicalisation massive, comme aujourd’hui à Amazon ou à Starbucks. En France, ce processus est beaucoup plus lent.
1995 a aussi été une défaite.
En changeant le mode de gestion de la Sécurité sociale, donnant la main au gouvernement et au Parlement, le plan Juppé a contribué à faire perdre du pouvoir démocratique aux syndicats. Ces derniers ont-ils trop laissé le sujet de la gouvernance de côté ?
Je ne pense pas. Maintenir le paritarisme au sein de la Sécurité sociale, voire revenir à une gestion ouvrière comme cela était le cas à l’origine, reste une revendication forte d’une large partie des organisations syndicales. Cependant, ce qu’il faut souligner, c’est que 1995 a aussi été une défaite. Oui, le plan de la SNCF a été abandonné par le gouvernement, mais une très large partie de la réforme de la Sécurité sociale a été mise en œuvre, aboutissant à une étatisation de la Sécu avec un pilotage désormais géré par l’État. Cela remet directement en cause le modèle construit au sortir de la guerre. C’est une énorme défaite pour les organisations syndicales.
Côté syndical, une des images marquantes de 1995, c’est cette poignée de main entre le leader de la CGT, Louis Viannet, et celui de FO, Marc Blondel, qui, pour la première fois depuis des décennies, défilent ensemble. Près de trente ans plus tard, c’est l’image de Laurent Berger, de la CFDT, et de Philippe Martinez, de la CGT, derrière la même banderole qui marque le mouvement contre la réforme des retraites de 2023. Qu’est-ce que cela raconte du paysage syndical ? Cela témoigne-t-il de la nécessité de l’unité pour gagner des luttes sociales ?
Cela est assez représentatif de l’évolution de la CGT. Au début des années 1990, la CGT ne veut pas se laisser isoler dans une posture uniquement contestataire. La centrale essaie alors de renouer avec une forme de dialogue avec les autres organisations syndicales. La poignée de main entre Viannet et Blondel représente bien cela, d’autant plus que la CGT et FO partagent un attachement très fort aux origines de la Sécu, comme propriété des travailleurs.
Malgré tout, cela n’a pas été suivi d’un rapprochement plus important ensuite. Sur l’unité, et on l’a aussi observé dans la lutte victorieuse contre le CPE, on observe que lorsqu’il y a une démarche unitaire, cela permet de mobiliser plus et donne plus de crédit aux organisations syndicales. Cette idée est ancrée au sein des syndicats. On l’a d’ailleurs bien vu en 2023, où cette volonté d’unité pour gagner en force et en légitimité auprès de la population a été très importante.
En 2023 justement, des critiques ont émergé sur cette volonté de « l’unité à tout prix », pointant du doigt que l’intersyndicale avait entravé le durcissement du mouvement, notamment en n’appelant pas à des grèves massives et reconductibles. Qu’en pensez-vous ?
Ces critiques me paraissent un peu rapides car elles évacuent la question de la diffusion et de l’appropriation de la grève dans des secteurs où le monde syndical est peu présent. Au contraire, il me semble que l’unité syndicale permet de populariser et de familiariser à l’action collective des salariés qui en sont structurellement éloignés. Organiser des grèves importantes dans les secteurs habituels – cheminots, raffineries, etc. – ne réglera pas le problème du déficit de présence syndical dans d’autres secteurs.
Comment défendre des services publics qui ont été largement dégradés ?
La mobilisation de 1995, c’est aussi le témoignage d’un attachement très fort des citoyens aux services publics. Aujourd’hui, de nombreuses enquêtes d’opinion soulignent que cet attachement reste toujours aussi important. Un nouveau 1995 serait-il possible aujourd’hui ?
En 1995, on est au début de l’offensive contre les services publics qui dégrade à la fois les conditions de travail des agents et les prestations rendues aux usagers. Aujourd’hui, ces revendications reviennent sur le devant de la scène. On l’observait déjà dans le mouvement des gilets jaunes, qui réclamaient davantage de services publics dans les territoires.
On voit là l’importance qu’ont les services publics dans notre société. Cependant, la grande différence, c’est que les services publics ont largement été affaiblis lors des trois dernières décennies. Comment, alors, défendre des services publics qui ont été largement dégradés ? L’enjeu est toujours présent, mais la manière de le poser s’est transformée.
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Mouvement social de 1995 : la naissance d’une nouvelle génération politique
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